MENTALITÉ DE PROPRIÉTAIRE

Jean-Pierre Han

19 juillet 2022

in Chroniques

Les propriétaires de l'Artéphile ont décidé d'expulser, malgré (ou à cause de ?) leur succès critique et public, la Compagnie de l'Envers du décor que dirigent conjointement Eugène Durif et Karelle Prugnaud. J'ai eu à maintes reprises l'occasion de dire tout le bien que je pensais de ce spectacle, "Le Cas Lucia J. (un feu dans sa tête)", mise en scène par Éric Lacascade, mais là n'est pas la question qui se situe bien ailleurs, hélas. 

Je donne bien volontiers la parole à Eugène Durif qui fait partie du comité de rédaction de "Frictions" depuis sa création.

Jean-Pierre Han

Le mur et les trous

par Eugène DURIF

À l’issue de la représentation de samedi soir (le 16 juillet, ndlr) qui s’était très bien déroulée, devant une salle pleine, la direction d’Artéphile, à Avignon, pour des raisons qui n’appartiennent qu’à elle et de façon totalement unilatérale, sans la moindre esquisse de dialogue, nous a brutalement annoncé que nous ne pouvions plus jouer le spectacle Le cas Lucia J/ Un feu dans sa tête. Sous prétexte de problèmes techniques des plus fantaisistes. L’attitude des propriétaires de ce lieu, (ils aiment rappeler qu’il s’agit bien de leur propriété et utilisent beaucoup ce mot, pour qualifier leur espace autrement défini dans leur catalogue comme « une bulle de création »), sans aucun respect de notre travail, sans aucun respect de l’autre, pas loin d’une expulsion manu militari, nous semble être on ne peut plus emblématique de certaines dérives du « off » (mêmes camouflées et bien camouflées sous des discours ampoulés sur l’art, le théâtre, la création qui parfois ne sont plus que des mots creux, cache-misère de l’essentiel, le business, la logique du fric qui règne en maître). Une violence libérale sans limites poussée jusqu’à l’écœurement…

Sous un prétexte dérisoire, les propriétaires du lieu, ont décidé de nous expulser ainsi, après plusieurs jours de tensions sourdes, d’allusions malsaines, d’attaques mesquines de toutes sortes. Prétexte donc : deux murs, très fragiles, du placoplâtre, dans le off ce sont les apparences qui comptent, un mur Leroy Merlin abîmé par la comédienne alors qu’elle dansait… les tenanciers du lieu avec qui nous avions parlé et qui nous étaient apparus, au départ, plutôt sympathiques, porteurs d’une parole utopique(c’est vrai que ça ne coûte rien… surtout dans la culture où on n’hésite pas à prodiguer ce genre de pensées pieuses), étaient venus voir le spectacle que nous jouions dans une bergerie transformée en un superbe théâtre des hauts plateaux ardéchois, (le plateau 7) et avaient apparemment apprécié sa démesure et sa radicalité… mais « chez elle », (« chez moi, c’est chez moi », c’est un leitmotiv de ces proprios)  à Artephile ce n’était plus du même acabit, la tenancière du lieu, y découvrait tout à coup une atteinte intolérable à son propre corps, comme si on le sauvageait en même temps et sur le même plan que son fragile mur de fond de scène.
Oui, c’est bien de corps qu’il s’agissait, du corps exubérant, du corps de la folie, du corps de la transgression, du hors normes. Du corps d’une performeuse-danseuse jouant sur la limite, entre joie dionysiaque et effondrement, on appelle cela le théâtre, même s’il n’y a pas toujours des lieux pour ça… quelque chose d’incontrôlable dans un lieu où tout est contrôlé… (avec infantilisation générale et enfermement de chacun dans des rôles bien définis…).
Logique qu’on lui coupe le parole et qu’on l’expulse cette Lucia incontrôlable (même si la comédienne contrôlait parfaitement son jeu, paradoxe du théâtre que ne saisissent pas, apparemment, les tenanciers du lieu), voilà qu’on la dépossède un peu plus encore de sa parole déjà confisquée, mutilée, traversée de tant de langues qu’elle a perdu la sienne en cours de route.

Pour l’anecdote (et pas seulement) à propos du placoplâtre, le nœud de l’intrigue, la compagnie était bien évidemment prête à rembourser les dommages et avait déjà contacté son assurance. Mais ce n’était qu’un prétexte… et chaque jour, nous avions notre lot de récriminations, de sous-entendus et de crises brusques et inexplicables…

(Nous avons appris, depuis, qu’une compagnie de Limoges dont nous aimons beaucoup le travail avait traversé aussi, avec la même équipe, des grosses difficultés…).
Mais bien loin de toute démarche artistique, les propriétaires du lieu, à l’inverse de leur discours séduisant d’ouverture, en revenaient très vite à leur cocon, à leur Cocoon, à leurs « chez eux », « chez lui », « chez soi » (il n’y a que chez soi que l’on se sent bien, c’est connu) ont mis le coup d’arrêt à ce spectacle qu’apparemment ils ne supportaient plus, malgré les nombreux professionnels et journalistes qui sont venus et en ont rendu compte, (on tient tous les articles à disposition), ils ont  décidé d’en finir et de nous expulser (« je fais ce que je veux je suis chez moi, ont tranché les propriétaires de la bulle de création, pratiquant ainsi une censure sourde et indirecte, un mépris comme un crachat au visage, sans aucun respect de l’autre, après tout on est chez nous, on a tous les droits, la propriété rien de plus sacré…).

Quand on m’a annoncé la nouvelle, samedi soir, à l’issue de la représentation, demain c’est fini, vous ne jouez plus, je me suis étonné d’un tel arbitraire, et j’ai tenté de discuter : pas question de discuter, tu dégages, tu es chez moi, chez nous, insistant un peu, je me suis rendu compte que des sbires rassemblés au bar, commençant à m’insulter, du genre « va te laver les cheveux » (subtiles les insultes !) étaient prêts à me foutre joyeusement dehors, à me virer physiquement de la bulle de création… La violence de ces propriétaires est sans limites : par exemple la tenancière qui, est « dans l’art » et s’essaie à ses heures, à la dramaturgie et à la poésie, ironisait en fin de soirée sur notre régisseur en train de passer la serpillère à quatre pattes, « un homme de ton âge qui en est réduit à de telles besognes, ramasser la merde des comédiens », petite scène du quotidien, il y en a bien d’autres…
L’expulsion de la compagnie alors que toutes les représentations sont complètes, que de nombreux professionnels ont signalé leur présence aux prochaines représentations, alors que la compagnie a engagé des frais importants jusqu’à
la fin du festival, (voyages, logements, défraiements et autres frais), tout cela a pour conséquence concrète de nous placer dans une situation financière dramatique. (Aussi bien acteur, régisseur, administrateur, qu’auteur avec des représentations supprimés arbitrairement, donc absence de droits…).

Une perte importante pour la compagnie, avec toute une série de conséquences très graves, a la fois humaines et artistiques et économiquement une vraie catastrophe pour les gens engagés sur ce projet…

Nous sommes sidérés par la violence de cette décision unilatérale, décidée sans aucun dialogue, assortie de paroles fermées et sans retours. Cela reflète le comportement d’un certain nombre de lieux avignonnais qui bien loin de tout engagement ou démarche artistique ne voient dans tout cela, qu’un intérêt purement financier et économique, à l’unisson du business généralisé, de toute cette braderie limonadière et événementielle qui bien souvent n’a plus rien à voir avec l’art, le théâtre, la création, convoqués comme des mots fétiches totalement inhabités, désertés de tout sens… et brandis comme des épouvantails dérisoires de la misère du théâtre.