AVIGNON IN : CAUCHEMAR CLIMATISÉ

Jean-Pierre Han

11 juillet 2022

in Critiques

En transit d’Amir Reza Koohestani. Mise en scène de l’auteur. Festival d’Avignon, Gymnase du lycée Mistral, à 18 heures. Jusqu’au 14 juillet. Tél. 04 90 14 14 14. festival-avignon.com

L’« anecdote » qui a donné naissance au dernier spectacle de l’iranien Amir Reza Koohestani pour avoir été désagréable et traumatisante n’en est pas moins parfaitement intéressante dans son développement. Liée dans le temps avec son travail en cours sur le passionnant roman d’Anna Seghers, Transit, paru en 1944 et adapté à l’écran par René Allio, il n’en a pas fallu plus pour que naisse dans l’esprit de l’auteur-metteur en scène l’idée de lier ces deux événements pour former la matière de son prochain spectacle. Superbe idée, puisque l’anecdote en question dont Amir Reza Koohestani a été victime est sa retenue à l’aéroport de Munich alors qu’il devait se rendre à Santiago du Chili. Autorisation de rester dans la zone Shengen dépassée de cinq jours, Koohestani, passeport confisqué, est détenu quelques heures avant d’être renvoyé à Téhéran. Une courte « détention » qui lui laisse cependant largement le temps d’observer ce qui se passe, de découvrir les autres « retenus », immigrés, réfugiés, et surtout d’être dans ce court laps de temps profondément touché, comme foudroyé, par ce vécu même s’il sait pertinemment que lui va très vite retrouver le confort de sa vie quotidienne dans son pays.

D’hier, lors de la Seconde Guerre mondiale, pour Anna Seghers, à aujourd’hui pour Amir Reza Koohestani, le vécu de ces victimes mises hors-champ promettait d’être particulièrement intéressant. Dans le no man’s land de cette zone de rétention le temps n’existe pas. Hors temps, hors espace aussi puisque c’est une zone neutre dans laquelle évoluent des individus dont l’identité est niée. Eux aussi sont destinés à devenir neutres. Cette zone, c’est le scénographe Éric Soyer qui l’a aménagée, sans doute plus vraie que nature. Une zone plus qu’un espace que des caméras filment, car les personnages ont beau être devenus neutres, ils sont constamment surveillés (punis comme dirait Michel Foucault, ils le sont déjà). C’est dans cette zone qu’Amir Reza Koohestani fait évoluer ses personnages venus de tous les horizons – et parlant donc leurs langues respectives, le farsi, le français, l’anglais, le portugais… Identité perdue ou abolie, quatre comédiennes, Danae Dario, Agathe Lecomte, Khazar Masoumi et Mahin Sadri, toutes parfaites, assument à elles quatre les nombreux personnages, changeant sans coup férir de « rôles », le metteur en scène-observateur ayant délégué son propre rôle à l’une d’entre elles. Dans cette zone neutre espace et temps s’entremêlent (personnages tirés du roman d’Anna Seghers tout comme ceux entreaperçus par l’auteur, ceux de son vécu) : on ne sait plus très bien où l’on est, qui est qui, qui parle, etc. La réalité théâtrale est plus vraie que nature, mais c’est le spectateur qui, dans cette histoire, est mis hors-champ. Tout est brouillé. Une sentiment de pénibilité se fait jour : pas sûr que cela ait réellement été l’effet désiré par Amir Reza Koohestani…