Un acte de résistance

Jean-Pierre Han

16 mai 2022

in Critiques

Gilles ou qu’est-ce qu’un samouraï ? Conception et mise en scène de Margaux Eskenazi. Spectacle présenté du 9 au 14 mai au théâtre de la Cité Internationale à Paris. Reprise de tournée à la rentrée.

S’il fallait avoir la confirmation du talent de metteure en scène de Margaux Eskenazi – et plus largement de conceptrice de spectacle – il ne fait aucun doute que son travail, Gilles ou qu’est-ce qu’un samouraï ? nous en apporterait une preuve irréfutable, même s’il se situe, par la force des choses, un peu en marge de son parcours habituel notamment constitué par son diptyque Écrire en pays dominé. C’est en effet une proposition très particulière, à tout point de vue, qu’elle nous offre avec ce Gilles ou qu’est-ce qu’un samouraï ? Particulière parce qu’elle fut conçue à un moment exceptionnel, celui du confinement survenu en mars 2020, il y a maintenant deux ans. Confinement donc, le parfait moment pour se retrouver face à l’absence, à « un vide sidéral » comme le stipule Margaux Eskenazi. C’est l’instant précis où le Théâtre l’Éclat de Pont-Audemer lui passe une commande. Comment y répondre ?

C’est bien connu : c’est souvent lorsque l’on est acculé que des ouvertures – on appellera ça le destin – se font jour. Le « hasard » veut que Margaux Eskenazi se souvienne alors fort opportunément d’une conférence que Gilles Deleuze fit à la Fémis en 1987 et où, bien évidemment il était question de cinéma. Et voilà la jeune femme embarquée dans un « dialogue » avec le philosophe (plus exactement elle écoute et réécoute, en boucle, la conférence ; largement de quoi se nourrir) et alimenter sa réflexion dont celle-ci mise en exergue par Deleuze : évoquant Les Sept samouraïs de Kurosawa le conférencier met en exergue la question que se posent les protagonistes du film, à savoir qu’est-ce qu’un samouraï, à un moment où ils ne sont plus bons à rien : les seigneurs et les paysans qui faisaient jusqu’alors appel à eux n’ayant désormais plus besoin d’eux. Margaux Eskenazi voit là l’exact schéma de sa réflexion sur sa propre fonction en pleine période de pandémie... et décide de réaliser un spectacle tournant autour de cette question de manière ouverte.

« Qu’est-ce que l’acte de création ? », tel est le titre de la conférence de Deleuze qui alimente la réflexion de Margaux Eskenazi. Un titre en forme d’interrogation, à laquelle le philosophe apporte une réponse claire : c’est un acte de résistance contre le pouvoir en place. Et la metteure en scène de reprendre la question à son compte, avec les outils de sa fonction. Sa réponse sur le plateau est pertinente et d’une grande intelligence jusque dans le moindre de ses détails. De celui de la réflexion sur l’espace dans lequel va se dérouler son propos – public convié, soit autour de l’aire de jeu comme lors d’une conférence, soit de manière bi-frontale – avec écran (des extraits du film de Kurosawa y seront projetés aux moments opportuns), palissades, poteaux en bois comme le mobilier, espace dédié au musicien, Malik Soarès, dont la composition s’intègre parfaitement à l’ensemble. Cet ensemble est conçu par Julie Boillot-Savarin et permet à Margaux Eskenazi (la dramaturgie a été élaborée par Chloé Bonifay et Guillaume Clayssen) de développer sa proposition en association avec le comédien Lazare Herson-Macarel qui assume au milieu du public le rôle de Gilles Deleuze soi-même avec une belle autorité, retrouvant les intonations de voix du philosophe, avant de rejoindre sur le plateau sa metteure en scène, dans son propre rôle et ses réflexions personnelles qui outre Kurosawa intègre aussi Dostoievski (l’Idiot), Villon ou Shakespeare… On est réellement au cœur d’un authentique espace mental et poétique qui nous happe et nous interroge à notre tour.