Fouteurs de merdre

Jean-Pierre Han

11 mai 2022

in Critiques

Ubu cabaret, un spectacle de Jean Lambert-wild – Lorenzo Malaguerra & Associés. Spectacle donné à la Halle Schaerbeek, à Bruxelles, du 5 au 7 mai 2022. Tournée en prévision à la rentrée de septembre.

Dans l’introduction du premier tome des œuvres complètes d’Alfred Jarry parues en 1972 dans la célèbre collection de La Pléiade, Michel Arrivé ouvre son texte avec cet amer constat : « Notoriété du nom, méconnaissance de l’œuvre ». Un demi siècle plus tard, l’assertion demeure. Elle a même empirée. Si la notoriété du nom demeure, ce n’est pas celui de l’auteur, mais celui de son personnage, l’incontournable père Ubu qui l’a soudainement supplanté, notre paresse de lecteur aidant.

Que faire, et comment s’en débarrasser ? C’est au fond un peu la question que se pose Jean Lambert-wild dans son spectacle, Ubu cabaret, même s’il continue à le citer dans son titre. Pour mieux l’assassiner avant de le faire disparaître sans doute. Car, et c’est là l’une des idées clé du spectacle, Jean Lambert-wild a décidé de tuer le personnage et de célébrer à sa manière son enterrement ! Premier superbe principe. Il y en a quelques autres de la même teneur : casser la boîte et la machine théatro-théâtrales : jouer dans un grand espace comme une halle (celles de Schaerbeek à Bruxelles), ou sous un chapiteau ailleurs, et s’en aller sur les terres du cabaret avec ses propres codes, mais surtout avec ses propres libertés. Et cela donne effectivement un spectacle – comment le nommer ? – époustouflant dans l’intelligence qu’il a d’investir, de mettre au jour, de manière ludique et en ayant l’air de ne pas y toucher, l’œuvre même de Jarry qui n’est pas rien. Et qu’à jeter un œil sur ladite œuvre laquelle met en branle et en jeu, toujours pour se référer à la préface de Michel Arrivé, des textes « logomachique, polysémique et incohérent », plaçant ainsi d’emblée Jarry au rang des grands explorateurs de la langue, littéraire ou pas.

La connaissance de l’œuvre de Jarry en dehors de la sempiternelle saga des Ubu (il n’est d’ailleurs souvent question que d’Ubu Roi et même pas d’Ubu enchaîné, d’Ubu cocu et autres écrits autour du personnage, permet de fixer la colonne vertébrale dramaturgique du spectacle de Lambert-wild, lui donnant une assise que la forme adoptée, celle du cabaret mâtiné de cirque, semble vouloir jeter aux orties. Il y a là un air de liberté qui est néanmoins tenu de main de maître par Lambert-wild en personne. Car, et c’est là un autre aspect de ce Ubu cabaret, le personnage de clown du metteur en scène, Gramblanc, est encore là, plus présent que jamais même s’il est ci vouté, voire cassé, mais à l’esprit plus vif que jamais. Il serait intéressant de revenir et de tracer la trajectoire de ce clown qui apparaît dans les mises en scène de Lambert-wild, discrètement si on peut dire, et ce qui n’est pas tout à fait vrai, dans certaines productions signées des classiques de notre temps (Samuel Beckett, Shakespeare, Molière…) ou en pleine lumière (les solos comme ceux de Catherine Lefeuvre spécialement composés à son intention). Le revoilà donc de retour en monsieur Loyal, en chef d’orchestre d’une troupe bigarrée et aux personnalités pour le moins affirmées (de manière tonitruante même) qu’il faut citer en entier : Loïc Assemat (La Big Bertha), l’acrobate Laura Bernocchi, Sylvain Dufour, Vincent Desprez, Frédéric Giet, Aimée Lambert-wild et son petit cheval Sunset, Jérôme Marin (Monsieur K), Laurent Nougier, la chanteuse Jeanne Plante (on chante beaucoup dans Ubu cabaret – airs et chansons anciennes et nouvellement écrites d’une belle facture)… Ils ne sont pas de trop pour mener à bien leur entreprise de joyeuse démolition, ayant répondu à l’appel du Père Ubu soi-même et encore lui dans Ubu enchaîné : « Cornegidouille ! Nous n’aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines. » Voilà qui est enfin fait – les « associés » de Lambert-wild et de Malaguerra sont de véritables et redoutables fouteurs de merdre – et on en redemande encore. Le « théâââtre » en a bien besoin.