Une "fantaisie" théâtrale ?

Jean-Pierre Han

25 mars 2022

in Critiques

La Faculté des rêves de Sara Stridsberg. Mise en scène de Christophe Rauck. Théâtre Amandiers - Nanterre, jusqu’au 8 avril, à 19 h 30 (mardi, mercredi) et 20 h 30 (jeudi, vendredi). Tél. : 01 46 14 70 70. nanterre-amandiers.com


Sans doute convient-il de prendre au pied de la lettre le titre du spectacle que Christophe Rauck propose à partir du roman de l’écrivaine suédoise Sara Stridsberg, La faculté des rêves. D’ailleurs pour mieux être à l’aise dans son rêve – et confier ainsi le rôle titre à Cécile Garcia Fogel, ce qui était sans doute l’une des raisons principales de son choix du texte – il a préféré remettre à Lucas Samain (également dramaturge sur le projet) le soin d’assumer l’adaptation pour la scène du roman quasi tout prête plutôt que de prendre celle que l’autrice avait elle-même faite… Il peut ainsi opérer en toute liberté et développer à son tour sa propre vision de l’ouvrage de Sara Stridsberg. Ce qui n’est, après tout, que pure logique si on veut bien considérer que l’autrice, elle, n’avait déjà pas manqué de rêver autour de la personne de l’Américaine Valerie Solanas… De ce point de vue sa prière d’insérer de son livre ne laisse aucun doute : « La faculté des rêves n’est pas une biographie mais une fantaisie littéraire s’appuyant sur la vie et l’œuvre de l’Américaine Valerie Solanas, aujourd’hui décédée. Il existe sur elle peu d’éléments connus, auxquels cette fiction n’est pas fidèle. En conséquence de quoi toutes les personnes qui apparaissent dans ce roman doivent être considérées comme fictives, y compris Valerie Solanas ». Dont acte. Avec Christophe Rauck donc nous voyagerons dans une fiction théâtrale, même si l’on sait pertinemment que Valerie Solanas a bel et bien existé, que nous connaissons quelques épisodes de son existence, autrice du fameux SCUM Manifesto enjoignant rien moins que de « renverser le gouvernement, en finir avec l'argent, instaurer l'automation à tous les niveaux et supprimer le sexe masculin » : une impitoyable charge contre le patriarcat, plus d’ailleurs qu’une apologie du féminisme, qu’une utopie exhortant « les filles à gouverner l’Univers ». On comprend un peu mieux aussi le sous-titre du roman de Sara Stridsberg : « annexe à la théorie sexuelle ». Mais Valerie Solanas est surtout connue pour avoir tenté d’assassiner Andy Warhol en lui tirant trois balles de revolver, et à qui elle avait confié une pièce de théâtre : Up your ass (Dans ton cul) qu’il ne voulait pas lui rendre ayant égaré, disait-il, le texte…

La faculté de rêver, Sara Stridsberg la possède au plus haut point et en assène la preuve dans la composition même (très courtes séquences mêlant les genres, les espaces et les temps, et dont certaines sont totalement dialoguées) ; à Christophe Rauck d’en trouver un équivalent théâtral, ce qu’il ne manque pas de faire dans la très astucieuse scénographie d’Aurélie Thomas. Pour le reste, plateau nu pour que Cécile Garcia Fogel dans une véritable et très maîtrisée chorégraphie puisse passer d’un registre de jeu à un autre, aidée par ses camarades de plateau (superbes compositions de Marie-Armelle Deguy, mais n’oublions pas non plus Claire Catherine, la seule à ne tenir qu’un seul rôle, Mélanie Menu, David Houri et Pierre-Henri Puente, tous impeccables dans leurs différents personnages), tous à son service. La partition n’est pourtant pas si évidente que cela, la matérialité de l’art théâtral étant plus contraignante que celle de l’écriture où l’imagination est reine. Mais à six, avec l’aide des vidéos de Pierre Martin, ils assument pleinement les rêves de Sara Stridsberg auxquels ils sont fidèles, laissant définitivement de côté ce qui aurait pu être d’un ordre purement biographique, même si les cadres comme la Cour d’assises de Manhattan, l’hôpital psychiatrique, l’université de Maryland, la Factory, etc., et surtout une chambre du Bristol Hotel dans le district de Tenderloin, « le quartier à michetons de San Francisco » où l’on retrouvera Valerie Solanas morte depuis quelque temps déjà, « agenouillée au bord du lit » et le corps « recouvert d’asticots », y sont bel et bien. Comme le stipule Sara Stridsberg dans la postface qu’elle a écrite pour l’édition française de son roman : « Valerie Solanas ne s’altère pas. Valerie Solanas vous fait rêver de crasse et de rose ». C’est ce qu’à leur tour Christophe Rauck et ses comédiens laissent entendre dans cette « fantaisie » théâtrale.