Raviver la mémoire

Jean-Pierre Han

26 février 2022

in Critiques

Brazza-Ouidah-Saint-Denis d’Alice Carré. Mise en scène de l’autrice. Présenté au théâtre de l’Echangeur à Bagnolet du 16 au 20 février. Tournée à Stains en mars puis au Théâtre Gérard-Philipe à Saint-Denis en mai 2022.

Pour une première mise en scène « officielle », Alice Carré fait preuve dans son Brazza-Ouidah-Saint-Denis d’une rare maîtrise dans tous les domaines constitutifs du spectacle. Il est vrai qu’en réalité elle n’est pas sans avoir déjà une véritable pratique de la scène, ayant fait office de dramaturge dans tous les sens du terme – et sans doute un peu plus – auprès de Margaux Eskenazi pour des spectacles qui ont connu un véritable succès, notamment le dernier en date, Et le cœur fume encore qui continue à tourner. Elle possède également une solide pratique d’animation de stages auprès d’étudiants et de gens du métier. Et, tout dernièrement encore elle était à l’affiche du spectacle signé par Olivier Coulon-Jablonka, présenté dans le même théâtre de l’Échangeur à Bagnolet, Kap O mond ! Mais c’était dans la fonction désignée d’autrice (au côté de Carlo Handy Charles)… Cette fonction, Alice Carré l’assume à nouveau dans Brazza-Ouidah-Saint-Denis, un titre qui dit bien la complexité de l’aventure dans laquelle elle s’est engagée qui, on l’aura compris, va se développer dans des constants allers et retours entre ces trois points cardinaux, que sont le Congo, le Bénin et la Seine Saint-Denis !

Si l’espace est ainsi éclaté, la temporalité, elle ne l’est pas moins. Espaces et temps mêlés, Alice Carré ne craint pas la difficulté : son projet consiste rien moins qu’à faire surgir du passé et de l’oubli, volontaire ou non, un épisode bien enfoui de la Seconde Guerre mondiale, celui concernant des combattants (appelés ou engagés volontairement) issus de nos pays colonisés en Afrique et en Asie. Concernant l’Afrique on engloba vite tous ces soldats sous la seule appellation de « tirailleurs sénégalais » (pourquoi s’embarrasser à individualiser et donner leur véritable identité à ces chers colonisés ?)… Ancienne universitaire rompue au travail de recherche, Alice Carré a travaillé pour ce spectacle pendant plusieurs années sur la question de la relation de la France avec ses colonies à partir de la Deuxième Guerre mondiale (on rappellera que de Gaulle avait fait de Brazzaville la capitale de la France libre)…, et plus précisément à partir de l’épisode emblématique qu’ont subi les combattant « sénégalais » lors de cette guerre et dans les années qui ont suivi le massacre de Thiaroye qui s’est déroulé en décembre 1944. Des soldats et des gendarmes français ont tirés – un authentique massacre – sur des tirailleurs sénégalais récemment rapatriés dans un camp dans la banlieue de Dakar, et qui réclamaient leurs indemnités promises depuis longtemps… On retrouve le récit de cette affaire très longtemps occultée (comme quelques autres épisodes « coloniaux » peu glorieux – on pense à la révolte de 1947 à Madagascar, une colonie française à l’époque) au cœur même de la pièce. C’est à partir de cet événement central que le spectacle peut dérouler ses multiples tentacules. En 2018 Alexandra Badea avait déjà évoqué ce massacre, Alice Carré y revient, écarte tout ce qui pourrait ressortir du théâtre platement documentaire tel qu’on le connaît souvent aujourd’hui, écrit, tisse une (des) histoires où elle est personnellement engagée : l’un des personnages, Luz, une jeune femme qui s’en va à Brazzaville à la recherche d’un voisin congolais disparu et qui va faire des découvertes sur sa propre famille, est dans un premier temps pour ainsi dire son double. Ce qu’elle a entrepris dans un très savant et subtil tissage construit comme une enquête aux multiples ramifications, et où l’on va de découverte en découverte, de révélation en révélation (secrets familiaux dévoilés) trouve encore dans notre société d’aujourd’hui des échos : les ravages du colonialisme imprègnent et expliquent sans doute encore certains de nos comportements. « Je sais que la France est malade de son histoire coloniale, de ne pas avoir voulu l’assumer, la digérer, la voir en face » dit l’une des jeunes femmes du spectacle ajoutant qu’elle « n’en peut plus de voir comment on traite les descendants d’africains en France, comme des étrangers à la nation, des indésirables, alors que c’est sur leurs ancêtres que s’est appuyé De Gaulle pour sauver la France envahie » C’est bien ce que nous rappelle le spectacle d’Alice Carré mené de main de maître dans un superbe et pourtant très simple espace scénographique signé Charlotte Gauthier Van-Tour qui a le mérite d’ouvrir l’espace et de laisser ainsi toute latitude aux acteurs et aux spectateurs de voyager au plus profond de leurs mémoires. Les acteurs en font un excellent usage : bien dirigés, aidés par le travail chorégraphique d’Ingrid Estarque, Kaïnana Ramadani, Loup Balthazar, Marjorie Hertzog, Eliot Lemer, Josué Ndofusu et Basile Yawanke, évoluent avec beaucoup de mesure et de justesse, ce qui n’était pas forcément donné d’avance. Tout au plus pourrait-on souhaiter que certaines articulations entre les différentes séquences – elles sont nombreuses et complexes – soient parfois plus claires, alors que le jeu de certains acteurs (Luz) frôle parfois le sur-jeu. Péchés véniels qui disparaîtront sans doute au fil des représentations.