Des "quais" trop propres

Jean-Pierre Han

13 février 2022

in Critiques

Quai Ouest de Bernard-Marie Koltès. Mise en scène de Ludovic Lagarde. Théâtre Amandiers-Nanterre. Jusqu’au 20 février, à 19 h 30 (mardi, mercredi), 20 h 30 (jeudi, vendredi), 18 h (samedi), 15 h (dimanche), puis tournée. Tél. : 01 46 14 70 00.

La véritable notoriété de la carrière théâtrale de Bernard-Marie Koltès auprès d’un large public débuta en 1983 avec Combat de nègre et de chiens au théâtre des Amandiers de Nanterre sous l’égide de Patrice Chéreau. Trois ans plus tard, le metteur en scène présentait dans le même lieu Quai Ouest dont l’auteur avait commencé la rédaction peu avant la création de Combat de nègre et de chiens. Retour donc à Nanterre (plus tout à fait dans les mêmes bâtiments du théâtre en plein travaux) avec le même Quai Ouest, mis en scène cette fois-ci par Ludovic Lagarde. Coïncidence ou symbole ?

Sur la genèse de la pièce, les choses sont claires. Bernard-Marie Koltès s’en est très largement expliqué par ailleurs. Tout part donc d’un lieu : « Le point de départ en est aussi un lieu »… suit la description très précise de ce lieu « privilégié » : « À l’ouest de New York, à Manhattan, dans un coin du West End, là où se trouve l’ancien port, il y a des docks ; il y a en particulier un dock désaffecté, un grand hangar vide, dans lequel j’ai passé quelques nuits caché. C’est en endroit extrêmement bizarre – un abri pour les clodos, les pédés, les trafics et les règlements de compte, un endroit pourtant où les flics ne vont jamais pour des raisons obscures. Dès que l’on y pénètre, on se rend compte que l’on se trouve dans un coin privilégié du monde […] un lieu où l’ordre normal n’existe pas, mais où un autre ordre, très curieux s’est créé »… Prototypes de personnages évoqués, il ne reste plus à Koltès qu’à les lancer comme on lance des dés sur le tapis vert dans le décor qu’il a planté où règne donc « un autre ordre très curieux » dans un fragile équilibre entre différents histoires, car chaque personnage apporte sa propre histoire avec lui. Chacun pour soi avant que tout s’agence dans une sorte de puzzle géant, chaque pièce instituant un affrontement, un « combat » entre deux individus comme l’auteur n’a cessé et ne cessera de nous les livrer dans ses autres œuvres, et notamment Dans la solitudes des champs de coton écrit tout juste après Quai Ouest. Libre au spectateur de voir dans cet entrecroisement d’histoires, dans ces duels, tous les symboles qu’il veut bien y mettre, celui par exemple de la mort du capitalisme arrivé à son point d’extinction, avec l’apparition augurale de l’administrateur de biens venu là pour se suicider… On aura compris qu’il faut pour donner vie et assumer ces personnages aux traits saisissants et aux parcours pour le moins atypiques, de fortes personnalités de comédiens : ceux choisis par Ludovic Lagarde possèdent au plus haut point cette qualité, de Léa Luce Busato à Kiswendsida Léon Zongo, en passant par Antoine de Foucuald, Laurent Grévill, Micha Lescot, Laurent Poitrenaux, Dominique Reymond et Christèle Tual. Une distribution « haut de gamme » incroyable. Et pourtant tous n’investissent pas leurs personnages avec la même aisance et la même intensité ; la faute à l’auteur ou au directeur d’acteurs ? À ce jeu, impossible d’y échapper : Micha Lescot, dans le rôle de celui à qui l’homme d’affaires (Laurent Poitrenaux) s’adresse pour mettre fin à ses jours et qui, lui, fils aîné d’une famille d’immigrés qui vivant dans le hangar, ne rêve que d’aller en face, retrouver le monde « normal », domine toute la distribution…

Dans ce ballet infernal réglé avec toutes les variations et les intensités qui s’imposent Koltès répondait à son propre désir, celui de « rendre compte de cette impression étrange que l’on ressent en traversant ce lieu immense, apparemment désert, avec, au long de la nuit, le changement de lumière à travers les trous du toit, des bruits de pas et de voie qui résonnent, des frôlements, quelqu’un à côté de vous, une main qui tout à coup vous agrippe ». Pas sûr que l’on retrouve cette sensation dans la mise en scène de Ludovic Lagarde bien trop cartésienne dans le décor très propre, trop propre sans aucun grain de poussière, d’Antoine Vasseur.