Les troubles de la mémoire collective
Amer M et Colette B. de Joséphine Serre. Mise en scène de l’autrice. Théâtre national de la Colline.
Jusqu’au 20 février, soit en alternance à 20 h, soit en version intégrale les samedi, à 18 h 30, et dimanche à 15 h 30. Tél. : 01 44 62 52 52.
Ce sont André Breton et les surréalistes qui auraient été heureux : avec l’anecdote qui a poussé Joséphine Serre a écrire puis à créer Amer M., puis Colette B. nous avons un exemple parfait de ce que peut être le hasard objectif. Reprenons : la comédienne, autrice, metteure en scène découvre un beau jour un portefeuille dans sa boîte à lettres. Il a appartenu à un certain Amer M. comme l’attestent tous les papiers d’identité et autres nombreux documents concernant l’intéressé qui s’y trouvent : il s’agit d’un algérien kabyle de 80 ans, arrivé en France en 1954. Joséphine Serre entend lui remettre son bien et fait donc des recherches. Ce faisant elle enclenche sans le savoir un processus qui va la mener très loin, en tout cas déjà vers ces représentations qu’elle nous offre aujourd’hui au théâtre de la Colline à Paris en ce début de l’année 2022, près de douze ans après la découverte du fameux portefeuille. Près de douze années d’un itinéraire qui prend comme prétexte la recherche du propriétaire de l’objet. Douze années de la vie d’une jeune femme d’une trentaine d’années : douze années d’un parcours qui est aussi un parcours intellectuel alors que l’horizon s’élargit, de la banlieue parisienne de la Folie à Nanterre pour aller à la découverte de l’Algérie, via quelques autres lieux comme Marseille par exemple, et alors que rien ne la prédestinait à suivre cet itinéraire. De lieu en lieu, d’un pays à l’autre, et aussi voyage dans le temps avec retour sur la colonisation et la guerre d’Algérie. Autant de bouleversements qui surgissent. Avec d’autres découvertes ensuite : celle de quelques mots écrits par une femme et glissés dans le portefeuille, une certaine Colette B., une française, pianiste à Radio-France, un tout autre milieu social que celui du vieux chibani…
Presque trop beau pour être vrai. Jusqu’au nom du personnage principal : Amer ! D’ailleurs est-ce que tout cela est bien vrai ? Faut-il vraiment s’en soucier ?
Ce qui est vrai en revanche, c’est qu’avec ses deux spectacles nés d’une seule histoire, Joséphine Serre met en question celle du théâtre documentaire, de la fiction, bref tout ce qui touche en fait le théâtre lui-même, et à qui d’aucuns (une belle majorité) s’évertuent à apporter de mauvaises et souvent tristes réponses sur les plateaux. Un grand brassage, déjà mis à l’épreuve lors de son précédent spectacle Data Mossoul présenté dans le même théâtre, qui permet de ramasser le temps des représentations toutes les interrogations que se pose Joséphine Serre présente à la manœuvre sur le plateau. Pour accompagner en deux mouvements différents l’un de l’autre, le premier fragmenté et plus axé sur le travail à partir des documents trouvés (les vidéos de Véronique Caye suivent parfaitement l’aspect kaléidoscopique de l’ensemble, à moins qu'elles ne les suscite ou les accompagne), le second qui développe une dramaturgie plus linéaire et que la pianiste, France Pennetier sur scène, rend dans certaines séquences bouleversantes.
Les résolutions scéniques proposées par un quatuor de comédiens complices (ils étaient déjà de l’aventure de Data Mossoul), Guillaume Compiano, Xavier Czapla, Camille Durand-Tovar, et Joséphine Serre donc, dans leur complémentarité et leurs particularités, sont probantes dans la scénographie mouvante de d’Anne-Sophie Grac.
Un beau travail qui rend compte d’une authentique recherche de la part de Joséphine Serre d’autant plus troublante qu’elle navigue dans les eaux de la mémoire personnelle et collective.