Les fascinantes expériences de Bruno Meyssat

Jean-Pierre Han

4 février 2022

in Critiques

Biface, Expériences au sujet de la Conquête du Mexique. Conçu et réalisé par Bruno Meyssat. Spectacle créé à la MC2-Grenoble, présenté au Théâtre national de Strasbourg. Tournée au CDN de Lorient les 15 et 16 mars 2022.

Si les sujets à partir desquels Bruno Meyssat (avec son Théâtre du Shaman) développe son activité scénique semblent divers et variés, allant de l’évocation de la destruction d’Hiroshima, de la crise grecque il y a peu, ou encore de la place du nucléaire en France éclairé par la catastrophe de Fukushima, auxquels il faut désormais ajouter la question de la conquête du Mexique, ils participent en fait d’un travail d’une extrême cohérence, relevant tous d’une approche et d’une réflexion purement politiques. Mais une réflexion qui tourne le dos à ce que l’on a coutume d’entendre par ce terme dans le monde théâtral de notre temps. Faut-il voir là une des raisons pour lesquelles les grandes institutions ne se précipitent guère pour le programmer (le présent spectacle s’est récemment donné au TNS après avoir été créé à la MC2 Grenoble), plus prompts à suivre ce qui participe d’une certaine mode ambiante ?

Bruno Meyssat, lui, ne cesse de tracer la même ligne, pratiquant un théâtre de lente imprégnation, semblant œuvrer, avec sa méthode de travail, dans un espace temporel particulier, entre passé et présent, entre visibilité et non visibilité. Avec Biface, c’est après deux voyages d’agrément personnel au Mexique que le désir lui est venu d’aller y voir d’un peu plus près et de tenter de trouver des réponses à quelques questions qui ont immanquablement surgi. Il s’est donc plongé très sérieusement sur des documents narrant l’arrivée des Espagnols au Mexique, à la découverte d’un nouveau monde à s’approprier. Le titre du spectacle est explicite et indique que ses recherches sur la question se sont bien orientées vers les deux parties en présence : celle des Espagnols notamment avec les rapports de Hernan Cortès à Charles Quint, mais aussi, de l’autre côté, des récits recueillis d’indiens concernant les mêmes événements… Face à face contradictoire il va de soi, alors que les visions sont loin d’être uniformes – toujours la question renvoyant au titre de Biface… Prenons garde aussi à ne pas oublier le sous-titre, Expériences au sujet de la Conquête du Mexique, en soulignant bien le terme d’« Expériences »…

Du théâtre documentaire donc ? Là aussi, à ce niveau Bruno Meyssat se sépare complètement de la doxa concernant ce genre souvent d’un réalisme plat assez consternant. Le directeur du Théâtre du Shaman fait œuvre très personnelle avec son équipe de comédiens qu’il met très largement à contribution. Il a une heureuse formule pour désigner le travail de documentation qu’il appelle « convocations de mémoires, de sensations et d’émotions », lesquelles « s’inscrivent naturellement dans un cadre visuel contemporain ». Il ajoute un peu plus loin que « le plateau est un endroit où la mémoire déploie toutes ses compétences »… On ne saurait être plus clair, c’est bien au plus profond de ce qui est enfoui en nous qu’il opère, au plus profond de la mémoire, qu’il fouaille et fait surgir sur le plateau, à travers la gestuelle des comédiens, à travers leurs relations aux objets, aux sons, aux couleurs. Un véritable théâtre de la sensation maîtrisé. Il y a dans ce dernier spectacle une sorte d’incroyable netteté, une minutie d’archéologue, qui renvoient le spectateur pour peu qu’il veuille bien laisser de côté toutes ses préventions à ce qui n’était pas forcément arrivé à la conscience. Les comédiens, – Philippe Cousin, Paul Gaillard, Frédéric Leidgens, Yassine Harrada et Mayalen Otondo –, se font les indispensables intercesseurs pour ce voyage où rien (ni le son – Étienne Martinez – , ni la lumière – Romain de Lagarde –, ni la musique, ni les costumes – Robin Chemin –) n’est laissé au hasard. Un voyage qui nous transporte dans un autre espace-temps et qui, au prétexte de nous ramener au temps lointain de la Conquête du Mexique, nous plonge dans les méandres de notre vie d’aujourd’hui, de toujours. Il y a une trentaine d’années Bruno Meyssat, dans un de ses spectacles (Les Disparus), avait soigneusement fait remonter à la surface les objets ayant appartenu au Titanic. C’est en somme ce qu’il fait avec Biface qui fait remonter à la surface les événements des années 1519 et 1521 au Mexique pour les confronter avec les problématiques de notre monde d’aujourd’hui.