Un manifeste poétique et politique

Jean-Pierre Han

13 novembre 2021

in Critiques

Ce qu’il faut dire de Léonora Miano. Mise en scène de Stanislas Nordey. Théâtre national de Strasbourg, jusqu’au 20 novembre à 20 heures, puis tournée. Tél. : 03 88 24 88 24.

De spectacle en spectacle, Stanislas Nordey affine dans la plus grande maîtrise son art du plateau et de la direction d’acteurs. On se souvient encore du remarquable travail opéré il y a peu sur le texte de Claudine Galea avec la comédienne Cécile Brune. Voici qu’il poursuit avec la même superbe intelligence ce travail avec Ce qu’il faut dire de Léonora Miano. Avec ses trois actrices, Océane Caïraty, Ysanis Padonou et Mélody Pini, trois « Afropéennes » sorties de l’école du TNS en 2019, et dont la présence d’un homme, Gaël Baron, un peu plus âgé que ses camarades de plateau rehausse encore la délicate mais saisissante performance : on pourra émettre l’hypothèse que le directeur du TNS qui a conçu cette saison toute sa programmation autour des écritures féminines est particulièrement à l’aise dans ce registre…

Trois femmes (et un homme) donc pour trois chants qu’à l’origine l’autrice interprétait elle-même dans des récitals poétiques dans son pays natal, le Cameroun. Trois chants, trois adresses, trois variations que l’on peut traiter séparément mais qui, ici, dans leur agencement même forment une formidable trajectoire, superbe courbe, avec son retournement final en forme de conclusion qui nous saisit : « Notre cri n’est pas celui que tu supposes. Il est un chant. Une célébration »… « parce qu’à la fin des fins, Maka, nous allons vivre. Nous allons continuer/Alors concevons, il en est temps, un modus vivendi./ L’urgence n’est plus de pousser notre cri »… et en toute fin : « Et longue serait la route de la fraternité ».

À chaque comédienne son chant. La première, Ysanis Padonou, assise à l’avant-scène, visage filmé et projeté en gros plan en fond de scène, alors qu’elle chuchote son adresse, renvoyant son interlocuteur, blanc, à sa peur, et démontrant que La Question blanche – c’est le titre de ce mouvement – n’est justement pas une question. La voix de la deuxième comédienne, Mélody Pini, s’élève alors, adresse qui s’attaque au Fond des choses. Plus question de chuchotement, mais une manière affirmée de fouailler les fondements de l’oppression et de la violence de la colonisation. Léonora Miano refusant dès lors d’écrire le mot Afrique, une pure invention des Européens, alors qu’elle développe dans une écriture au rythme encore plus soutenu une comparaison avec l’histoire des Amérindiens, reliant leur histoire à celle des européens, rappelant que « la toute première vague d’immigrés non choisis » sur le sol dit américain était arrivée en « provenance d’Europe de l’Ouest »… Pour enfoncer le clou des extraits du texte, superbe, d’une violence contenue mais néanmoins affirmée, sont projetés sur l’écran…

L’adresse du troisième mouvement, La fin des fins, se module de manière différente, puisqu’il s’opère à travers un dialogue avec un homme d’une autre génération (Gaël Baron), avec son retournement en forme d’ouverture finale. Il n’en est pas moins comme les autres chants écrit d’une manière percutante, incisive jusque dans sa rythmique. L’affirmation de Ce qu’il faut dire et que Léonora Miano impulse de manière admirable est relayée, révélée de manière tout aussi admirable par Stanislas Nordey, dans la belle scénographie d’Emmanuel Clolus, alors que le chant des comédiennes est ponctué par les percussions de Lucie Delmas.

Une réussite poétique et… éminemment politique.