Des lapins et des hommes

Jean-Pierre Han

30 octobre 2021

in Critiques

Harvey de Mary Chase. Mise en scène de Laurent Pelly. Spectacle créé au TNP de Villeurbanne, le 1er octobre 2021. Tournée nationale à partir de Janvier 2022 dans de nombreux lieux.

Voilà qui est peu banal : le héros de ce spectacle est invisible ! Tout au plus deux trous percés dans son chapeau afin que ses oreilles puissent passer attestent de sa très hypothétique présence. Pour le reste, il y a quand même le titre de la pièce qui lui est dédiée, Harvey. Donc notre héros s’appelle Harvey. Tout le jeu de l’œuvre signée Mary Chase, une journaliste américaine qui finit par obtenir succès et récompenses à partir de 1944 grâce à son Harvey, consiste justement à donner vie – sans pour autant le faire apparaître – à son célèbre lapin (aux États-Unis, mais pas en France), car le héros invisible est bel et bien un lapin. Étrange non ? Le succès s’enfla avec une adaptation de la pièce au cinéma avec James Stewart dans le second premier rôle après Harvey, ça va de soi... Voilà pour la petite et drôle d’histoire dont s’est saisi avec appétit le binôme formé par Agathe Mélinand (pour la traduction) et Laurent Pelly (pour la mise en scène) qui connaissent bien la musique qui est aussi la leur, celle de leur long parcours commun et qui, à force, ont créé un « style » reconnaissable – et apprécié – entre tous. Un style entre rigueur et fantaisie, entre gravité et légèreté, et toujours une intelligence dans l’appréhension des textes dont ils se saisissent avec un certain bonheur.

Tel est le cas avec leur travail sur Harvey. Sous l’apparence de ce qui pourrait paraître une absurdité (le théâtre de l’absurde bis) ou une plaisante bouffonnerie, se développe en fait une fable touchée par la grâce de la poésie. Simplement déjà parce que le couple formé par l’autre personnage principal de la pièce, un certain Elwood P. Dowd, la cinquantaine bien frappée, mais avec un « maintien digne et une expression rêveuse », et Harvey, nous emmène tranquillement dans les sphères de l’imaginaire le plus pur. Alors que face à eux, ou à côté, car il n’y a pas de réel affrontement, s’agite le reste de la famille d’Elwood en contact avancé avec le personnel d’un asile d’aliénés dont on se demande si ce ne sont pas les patients qui jouent les rôles des employés. Bref, un vent de folie – c’est le cas de le dire – règne sur le plateau, avec bien sûr quiproquos à foison. Au fond les seuls à n’être pas pris dans l’enchaînement des situations de plus en plus déjantées ce sont Elwood, droit dans ses bottes, calme et courtois et Harvey. Quand on aura dit que le rôle d’Elwood est tenu par Jacques Gamblin, on aura compris à quel point il « colle » au personnage : mince et élégante silhouette d’un homme qui dégage une réelle bonté, un allant vers autrui ; autour de lui s’agite en tous sens une belle distribution (Pierre Aussedat, Christine Brücher, Thomas Condemine…) qui suit le mouvement avec alacrité dans le décor de Chantal Thomas. Bref tous les ingrédients y sont pour un succès annoncé. À très juste titre.

Texte de la pièce à l’Avant-Scène Théâtre, n° 1492, 15 novembre 2020.