Un exceptionnel travail de la langue

Jean-Pierre Han

29 octobre 2021

in Critiques

La Seconde surprise de l’amour de Marivaux. Mise en scène d’Alain Françon. Spectacle créé au théâtre du Nord le 23 septembre 2021. Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier, jusqu’au 4 décembre à 20 heures. Puis tournée. Tél. : 01 44 85 40 40



Il est rare qu’Alain Françon n’effectue qu’une seule approche auprès d’un auteur. C’était le cas avec Marivaux dont il n’avait monté que La Double inconstance en 1981, ce ne l’est désormais plus avec cette mise en scène de La Seconde surprise de l’amour. Sans compter qu’il n’aura sûrement pas manqué de travailler l’auteur de ces pièces auprès des élèves du Conservatoire et autres lieux de formation auxquels il apporte régulièrement sa collaboration.

Rien de très normal finalement que ce retour à Marivaux qui aura pu surprendre dans un premier temps, mais on sait que l’une des qualités premières d’Alain Françon est de se confronter corps et âmes aux textes, de les travailler en profondeur, d’y revenir encore et toujours, jusqu’à les mettre à plat et approcher sinon livrer leurs mystères.

C’est bien d’un retour qu’il s’agit, retour à la langue de Marivaux, retour à la vie aussi (on sait que Françon a été victime d’une grave agression en mars dernier), retour à la vie également par le biais de l’amour pour les deux protagonistes principaux de cette Seconde surprise de l’amour, le Chevalier et la Marquise, l’un après une rupture avec une jeune femme qui a dû entrer au couvent, l’autre après le décès de son époux survenu juste un mois après son mariage. Deux êtres donc qui ont décidé de se retirer des affaires du monde, voilà déjà un point commun après tout. À partir de là les rets des échanges verbaux feront leur travail de sape. Comment la langue va s’immiscer jusqu’au plus profond de leur être, les retourner dans une ultime confrontation, c’est ce qu’avec un subtil et très maîtrisé doigté, une authentique dissection, Alain Françon met au jour réplique après réplique. Ce que dès lors il parvient à infuser à ses comédiens est tout à fait exceptionnel. Dans le décor, signé comme toujours Jacques Gabel, qui met face à face les amorces de perrons des demeures du Chevalier et de la Marquise (belle idée), les comédiens se lancent dans cette aventure de « cure par le langage » dont parle Alain Françon. C’est bien dans cette « cure » avec ses mille et un chemins de traverse, ses tours et ses détours, que se joue cette comédie du « remariage ». Si nous avons bien là une étude sur « le cœur humain » elle est d’un seul tenant tant la pièce est, au plan de son intrigue, d’une étonnante et exceptionnelle simplicité.

C’est en profondeur que les choses se jouent. Ce qui se passe sur le plateau est d’une clarté… abyssale, dans des variations infinies, des changements de phrasés, de rythme… C’est porté par des comédiens que Françon connaît bien pour avoir souvent fait appel à leur talent, Georgia Scalliet, superbe (la Marquise), Pierre-François Garel (le Chevalier), aidés de Thomas Blanchard et de Rodolphe Congé, le quatuor entraînant dans son sillage – et cette osmose est admirable – des jeunes camarades, Suzanne De Baecque et Alexandre Ruby qui ne leur cèdent en rien dans ce travail d’orfèvre. Il faut vraiment souligner cette continuité générationnelle ; de ce point de vue la scène inaugurale du spectacle entre la suivante, Suzanne De Baecque, Lisette la suivante, et la Marquise, Georgia Scalliet, tout en nous surprenant de prime abord dans le phrasé des interprètes, est exemplaire jusque dans les mouvements réglés par Caroline Marcadé, encore une fidèle du travail du metteur en scène. C’est aussi le talent d’Alain Françon de savoir réunir des équipes de cette teneur.