Kafka revisité

Jean-Pierre Han

18 octobre 2021

in Critiques

K ou le paradoxe de l’arpenteur d’après le Château de Franz Kafka. Adaptation et mise en scène de Régis Hébette.Théâtre de l’Échangeur, jusqu’au 23 octobre à 20 heures. Tél.: 01 43

62 71 20. reservation@lechangeur.org

Les personnages principaux des trois seuls romans de Franz Kafka, L’Amérique, Le Procès et enfin Le Château ont subi au fil du temps, au seul plan de leur dénomination, un véritable assèchement. Du Karl Rossmann du premier livre, le personnage principal du Château n’est plus désigné que par la lettre K, après avoir tout de même entre-temps bénéficié d’un prénom, Joseph... Une perte d’identité ? Dans ces conditions on comprend aisément qu’au début du Château K. affirme mordicus qu’il a bien une identité, celle de sa fonction, arpenteur ! C’est précisément cette qualification, cette « qualité », qu’il va perdre au fil du déroulement du spectacle que met en scène avec beaucoup d’intelligence Régis Hébette. Soit l’anéantissement pur et simple d’un individu : d’arpenteur presqu’arrogant des premières scènes, car sûr de son bon droit, il deviendra une copie conforme des individus qui peuplent les alentours du château et qui obéissent peu ou prou à ses diktats. C’est cet itinéraire que décrit le roman comme le spectacle, non pas, et on s’en réjouit, dans une pâle illustration, mais une inventivité de tous les instants qui s’appuie néanmoins fidèlement sur les épisodes du livre. Le travail de Régis Hébette se situe dans cet écart à partir duquel il parvient à trouver et à rendre compte de l’esprit de Kafka en n’occultant aucune de ses énigmes. Le paradoxe évoqué dans le titre est aussi dans cet écart. Longue marche de l’« homme sans qualité » épuisante – on sait que la notion de fatigue est essentielle chez Kafka, comme le soulignait Jules Supervielle – vers une absolue soumission ? Alors qu’en unique contrepoint apparaît la figure essentielle d’Amalia, la seule femme pour laquelle K. n’éprouve aucune attirance physique, jeune femme qui est condamnée à tout jamais, elle et sa famille, à subir les conséquences de son acte de révolte.

Le travail de Régis Hébette s’appuie sur une scénographie qu’il a lui-même conçue avec la collaboration de Saïd Lahmar, avec des éléments qui ne cessent de bouger et finissent dans un véritable mouvement de ballet labyrinthique, par encercler le personnage de K. jusqu’à l’étouffement, au summum de la tension dramatique. Le rire (car on rit chez Kafka) grince et disparaît. Même tourbillon de la part des personnages qui entourent K.. Personnages tous assumés par une équipe qui est parfaitement cohérente et solidaire : Pascal Bernier, François Chary, Antoine Formica, Julie Lesgages, Cécile Saint-Paul et June Van Des Esch, tous des rôles multiples alors qu’ils entourent jusqu’au vertige K. (Ghislan Decléty).

Il y a plus de six mois, en plein confinement, Régis Hébette avait présenté une première partie du spectacle. Il a tout balayé, changé quelques rôles, et revisité avec une nouvelle pertinence l’œuvre inachevée de Kafka. On s’en félicite, car on atteint désormais une authentique forme de réussite, même si l’on en a jamais fini avec l’auteur pragois.