Une pure réussite

Jean-Pierre Han

27 juin 2021

in Critiques

Au bord de Claudine Galea. Mise en scène de Stanislas Nordey. Créé au TN Strasbourg, le 21 juin 2021. Jusqu’au 29 juin. Tél. : 03 88 24 88 00.

C’était il y a sept ans, en 2004. Le 21 mai exactement : la photo d’une soldate américaine traînant au bout d’une laisse un prisonnier irakien à quatre pattes paraît dans le Washington Post. Elle fait immédiatement le tour du monde, et tombe sous les yeux de Claudine Galea. Choc. Voici ce qu’elle commence immédiatement à écrire :

« Je suis cette laisse en vérité

Pendant des semaines je suis cette laisse.

Pendant des semaines, j’écris Au bord. Je commence au mois de mars. Je recommence. Trente-neuf fois je m’arrête en route. Je suis cette laisse »…

Elle en fait une première lecture publique dans le cadre du festival Montévidéo à Marseille, passe ensuite le texte à la revue Frictions qui le publie immédiatement à l’hiver 2006.

Claudine Galea a écrit, et écrit, au présent de l’indicatif. Très important ce temps de conjugaison avec lequel l’autrice ne se contente pas de décrire la photo (c’eût été plutôt convenu et finalement superficiel), elle s’y projette, délaisse volontairement toute tentative de description neutre ou objective du cliché :

« je regarde la femme et pas l’homme.

L’homme je suis incapable de le décrire.

L’homme je m’en fous.

C’est elle qui m’intéresse. C’est elle que je regarde. C’est elle qui m’attire. C’est elle qui m’arrête. »

Ce présent, c’était celui de 2004, c’est celui d’aujourd’hui encore…

C’est un poème, un long poème intime que compose Claudine Galea. Elle dit ce qui se joue à la fois au plus profond de son intime et dans son propre acte de création à la vision de la photo. Avec une sorte de radicalité, mettant en jeu tout son être qui fait de son texte une épure. La comédienne Françoise Lebrun le dit parfaitement : « un texte incandescent qui brûle à la fois l’image et l’auteur ».

Porter Au bord à la scène ? Superbe titre qui définit bien la position, près de l’anéantissement, près du gouffre, de l’autrice. Porter Au bord à la scène relève de la gageure sur laquelle déjà Jean-Michel Rabeux, même avec Claude Degliame s’est un peu cassé les dents, ou, à tout le moins, est réellement resté au bord du gouffre théâtral proposé par l’autrice. Voici que cette fois-ci, c’est Stanislas Nordey, qui dirige le TNS où il a demandé à Claudine Galea d’être autrice associée (la revue de la maison vient de lui consacrer un très beau numéro spécial de sa revue, Parages), qui prend le risque de s’y coller. Et coller est véritablement le terme, dans la mesure où, par l’intermédiaire de la comédienne qu’il a choisie, Cécile Brune, il lui demande de rester au plus près du texte, d’en décortiquer chaque mot, voire chaque syllabe. Et c’est simplement… superbe ! Cette attention qui restitue chaque parcelle intime (jusqu’à l’impudeur) du corps et de la pensée de l’autrice en plein travail de création, cette attention-la est rendue de manière admirable par la grâce de la comédienne, Céline Brune, belle actrice œuvrant d’ordinaire dans un registre discret, qui se révèle ici, portée par les mots de Galea qu’elle fait sienne, d’une force proche qui frôle une violence contenue. Ce qu’elle produit dans l’espace intelligemment imaginé par Emmanuel Clolus, nous frappe de plein fouet.

Jamais Nordey n’avait été aussi juste aussi bien dans sa lecture du texte et que dans sa direction d’acteur. Un grand spectacle.