Un poème

Jean-Pierre Han

10 janvier 2021

in Critiques

Kolik de Rainer Goetz. Projet d’Antoine Mathieu. Mise en scène d’Alain Françon. Vu au Théâtre 14 où le spectacle devait être créé. Éventuellement du 5 au 13 février au Théâtre du Nord, puis au Granit de Belfort.

Lecteur curieux et attentif, Alain Françon ne pouvait pas ne pas connaître Rainald Goetz, auteur allemand d’une œuvre importante peu traduite en français. L’ancien directeur du théâtre de la Colline l’avait déjà mis en scène en 2004, avec Katarakt, traduit par Olivier Cadiot et interprété par Jean-Paul Roussillon. Il y revient cette fois-ci avec un texte, Kolik, qui fait partie d’une trilogie intitulée Guerre. Médecin, Rainald Goetz a travaillé dans une clinique psychiatrique ; il en rend compte dans son premier roman, Chez les fous. Avec Kolik, traduit cette fois-ci par Ina Seghezzi, nous ne sommes pas chez les fous, mais l’expérience de l’auteur l’aura sans doute servi dans sa écriture et sa volonté de s’attaquer au langage en le déconstruisant pour n’en laisser que des fragments ou des miettes qui renvoient à la décomposition du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, ce qu’assume le seul personnage en scène. À certains égards, la recherche de Rainald Goetz pourrait faire penser, dans son dispositif et sa dynamique, dans sa manière de vouloir appréhender la parole, de la décortiquer jusqu’à l’os, à celle que fit de son vivant Pierre Guyotat. Très curieusement d’ailleurs si l’on souhaite poursuivre l’analogie entre les deux écrivains, on pourra penser aux lectures de Guyotat, assis dans un fauteuil face au public et improvisant en cherchant le mot juste dans sa matérialité et sa musicalité brute. Dans Kolik, sur le plateau nu légèrement incliné vers nous, il y a bien aussi un fauteuil, mais l’acteur, Antoine Mathieu, s’il est assis, c’est devant avec une bouteille à la main : nous sommes là au théâtre dans une scénographie signée (comme toujours avec Alain Françon) Jacques Gabel et éclairée par Léa Maris. Un écran sur lequel des mots et des sortes de titres de séquences (force, musique, science, travail, etc.) sont parfois projetés, est posé verticalement en fond de scène. La mise en scène est revendiquée, signée comme dans un tableau, et même si, de toute évidence, la collaboration entre la traductrice, le comédien et le metteur en scène est patente. Il n’en fallait d’ailleurs pas moins pour parvenir à la réalisation de ce spectacle particulier, et nous faire partager ce rude moment développé sans aucune concession. Antoine Mathieu et Alain Françon, de conserve, ont raison d’évoquer dans le dossier de presse du spectacle, Gilles Deleuze qui, dans son ouvrage, Francis Bacon, La logique de la sensation, explique que « …non seulement le tableau est une réalité isolée (un fait)… mais la figure elle-même est isolée dans le tableau. Pourquoi ? Bacon le dit souvent : ”Pour conjurer le caractère figuratif, illustratif, narratif, que la Figure aurait nécessairement si elle n’était pas isolée”. » Il n’y a, effectivement, dans Kolik, rien à représenter., ni à narrer. Il n’y a que cet homme, Antoine Mathieu, dans les rets des mots. Un étonnant moment au présent de l’indicatif dans ce qui s’apparente à un terrifiant poème.

Jean-Pierre Han