Magie théâtrale

Jean-Pierre Han

6 décembre 2020

in Critiques

Seul ce qui brûle de Christiane Singer. Mise en scène de Julie Delille. Spectacle créé à la Maison de la culture de Bourges en octobre 2020, repris au CDN d’Orléans, et en tournée à Limoges, Châteauroux, Tours…

À l’exact opposé des productions courantes dont le bruit et la fureur liés à leur inintérêt, font se pâmer d’aise le petit monde du théâtre, Julie Delille poursuit son travail, brusquement éclos avec Je suis la bête d’après le roman éponyme d’Anne Sibran, et nous plonge à nouveau avec Seul ce qui brûle d’après un autre roman, signé cette fois-ci par Christiane Singer, dans les méandres et les soubassements de la conscience. Il y a là, enfin, l’affirmation d’un univers singulier lié à une pensée forte qui s’exprime dans ce qu’il faut qualifier de style. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si entre les deux romans dont la metteure en scène s’est emparée en toute fidélité, existe une évidente parenté au plan de l’écriture. À l’un comme à l’autre, Julie Delille rend parfaitement justice ; elle a d’ailleurs réalisé l’adaptation de Seul ce qui brûle en compagnie de la scénographe et costumière Chantal de la Coste. Il serait plus juste de parler de travail de coupe et de montage, car les deux jeunes femmes se sont abstenues d’intervenir sur l’écriture elle-même, respectant, à la lettre l’autrice. Un respect que l’on retrouve tout au long du spectacle dont justement l’une des qualités premières est de nous faire entendre la langue ciselée de Christiane Singer. Une langue qui claque dans la pénombre dès l’entame du spectacle. Il y a là un respect, je l’ai dit, et une intelligence de lecture dont les deux comédiens Laurent Desponds et Lyn Thibault se font les parfaits relayeurs.

Deux voix, deux corps, l’un, celui de l’homme, lourd et statique, l’autre, celui de la jeune femme, dont la démarche, suivant un tracé précis et sans cesse parcouru, est parfois soudainement cassée par des mouvements d’une grâce inouïe comme échappés de sa volonté, deux êtres, comme deux mondes qui s’approchent, s’éloignent, se rejoignent inexorablement. Lui, Sigismond, Seigneur d’Ehrenburg, elle, Albe, qu’il découvre avec éblouissement alors qu’elle n’a que 13 ans. Il en a une vingtaine de plus, mais l’amour fou emplit tout son être – « je devins fou » explique-t-il –, la conjonction de deux planètes les réunit. De son côté la jeune fille l’avoue en toute simplicité : « je reconnus celui que je n’avais jamais vu »…

Tout est de cet ordre, de la lumière du bonheur à l’obscurité du malheur, car le poison de la jalousie saisit Sigismond et l’entraîne dans une chute sans fin, avant que, grâce à l’intervention d’un tiers, le Seigneur de Bernage qu’il a accueilli et à qui il écrit pour le remercier, tout finisse par se rouvrir à la clarté de l’amour. Le paradoxe voulant que dans le spectacle – toujours fidèle à sa matrice romanesque composée de lettres des deux protagonistes et d’un Cahier de la jeune Albe, ce qui élimine tout dialogue dont pourrait se repaître l’acte théâtral au profit de récits à la première personne du singulier – les deux acteurs ne se parlent jamais, ni ne se croisent comme s’ils évoluaient chacun dans une sphère particulière.

Trois petites pages de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre ont inspiré Christiane Singer qui en a fait un roman d’une centaine de pages. De ces pages Julie Delille tire la matière d’un spectacle-monde (car il s’agit bien de cela) superbe. L’univers, c’est ici, celui créé par Chantal de la Coste, un bel espace de circulation à plusieurs niveaux, avec sa lourde (et si légère) tenture tissée en fond de scène qui permet à la jeune Albe d’apparaître et de disparaître comme par enchantement. C’est Elsa Revol qui s’est chargée de (sous) éclairer cet espace, de le plonger – et l’on sait désormais que cet univers d’obscure clarté est l’univers de Julie Delille : il autorise toutes les rêveries, libère l’imagination, tout comme il peut, comme le sommeil de la raison cher à Goya, engendrer des monstres. Les variations lumineuses sont ici d’une grande subtilité et incluent même parfois les spectateurs. On peut en dire tout autant de la création sonore de Julien Lepreux (si éloignée – on s’en réjouit – de la musique de scène qui évolue souvent dans les productions courantes vers la musique de film !). Co-responsable (avec sa sœur Clémence) de la compagnie du Théâtre des Trois Parques, Julie Delille travaille toujours en équipe : le résultat sur le plateau est patent, il y a dans ce spectacle, à tous les niveaux une réelle cohérence. Comme dans la relation entre les deux comédiens, Laurent Desponds et Lyn Thibault qui, pourtant, n’ont pas de scène commune, mais établissent un contact charnel à travers les mots proférés dans le silence, avec une retenue liée à une formidable force interne. Dans la pénombre et au milieu du silence, Julie Delille les dirige avec une belle justesse.