Une leçon de théâtre bien parlante

Jean-Pierre Han

16 octobre 2020

in Critiques

Bananas (and kings) de Julie Timmerman Mise en scène de l’autrice. Théâtre de la Reine blanche jusqu’au 1er novembre (voir nouveaux horaires), puis tournée. Tél. : 01 40 05 06 96.

Dans un monde théâtral où beaucoup naviguent à l’estime, passant toutefois obligatoirement par les cases mises au goût du jour par la mode ambiante, et notamment par celle du théâtre dit politique accommodée à toutes les sauces, Julie Timmerman et sa compagnie l’Idiomécanic Théâtre, font presque figure d’exception, ce que vient confirmer leur dernier spectacle, Bananas (and kings), un titre qui pourrait faire penser à une très plaisante variation théâtrale teintée d’une pointe d’exotisme. Il n’en est heureusement rien, encore que pour le côté plaisant, voire farcesque, Julie Timmerman, s’y connaît aussi, mais c’est pour mieux affermir son propos.

Bananas (and kings) est le deuxième volet d’un diptyque commencé avec Un démocrate qui évoquait la figure d’Edward Bernays, considéré comme le père de la propagande politique (et donc de la manipulation des masses) et d'entreprise. On retrouvait le personnage en pleine activité lors du coup d’état fomenté en 1954 au Guatémala par la CIA et la United Fruit Company contre le président socialiste Arbenz dont les réformes agraires, évidemment, ne pouvaient guère satisfaire les producteurs de banane. Un démocrate évoquait rapidement cet épisode. Un peu trop même aux yeux de Julie Timmerman qui a donc repris la plume pour revenir sur cet épisode, l’expliciter, en dévoiler les tenants et les aboutissants, en se focalisant sur l’histoire de cette fameuse United Fruit Company. Le résultat est probant.

Retour donc aux origines, en 1899 où est fondée la United Fruit Company en Amérique latine, et à partir d’un commerce de bananes, pour se métamorphoser après moult péripéties qui coûtèrent la vie à de nombreux travailleurs souvent réduits à l’état d’esclavage, en United Brands Company puis en 1989 en Chiquita Brands International Inc. Les noms changent, la même politique et son pouvoir de nuisance demeure. Julie Timmerman tire le fil de cette histoire qui se développe sur un siècle : elle le fait avec une précision historique sans faille et y va franco dans sa dénonciation : « en parlant de la United Fruit Company, je parle de Bolloré en Afrique, de Monsanto et de son Round-up, du combat des Sans-terre au Brésil […], des accords de libre-échange qui permettent aux entreprises de se mettre au-dessus de la loi », au-dessus des lois des états… On la suit avec d’autant plus d’empathie qu’elle trouve les moyens théâtraux adéquats pour nous transmettre son message. Bananas (and kings) c’est la résistible ascension d’une multinationale jusqu’à sa chute ou sa mise en sommeil dans une version brechtienne, mâtinée de Dario Fo. Le degré d’efficacité est à son maximum dans cette clownerie menée tambour-battant, mais avec une précision d’horloger. Le quatuor de comédiens sur scène avec Julie Timmerman en personne accompagnée d’Anne Cressent, de Mathieu Desfemmes et de Jean-Baptiste Verquin, tous épatants, chacun dans son registre de jeu particulier, interprète pas moins de quarante-trois personnages pour la plupart de véritables marionnettes ; ça virevolte donc beaucoup, assène à la vitesse de l’éclair toutes les vérités bonnes à entendre. Guère de temps pour souffler : la démonstration réalisée par ces acteurs-frégoli est plus que convaincante, la bouffonnerie s’accélérant au fil des tableaux… Il y a de quoi, même si le rire, à bien considérer les choses, et la réalité des faits, finit par nous rester en travers de la gorge.