Des duos d’enfer

Jean-Pierre Han

12 mars 2020

in Critiques

Kadoc de Rémi De Vos. Mise en scène de Jean-Michel Ribes. Théâtre du Rond-Point, jusqu’au 26 février à 21 heures. Tél. : 01 44 95 98 21/theatredurondpoint.fr

À n’en pas douter Rémi De Vos a un compte à régler avec le monde de l’entreprise qu’il a autrefois côtoyé – il faut bien manger – avant de se consacrer entièrement à l’écriture. Il a d’ailleurs commencé sa carrière d’auteur avec un texte dont le titre est on ne peut plus explicite : Débrayage. C’était en 1994. Depuis, sa liste de pièces s’est considérablement allongée, et Rémi De Vos s’en est allé explorer d’autres chemins, mais rien à faire, il y revient quand même toujours régulièrement, d’une manière ou d’une autre, à son petit monde de l’entreprise. On ne s’en plaindra pas – on s’en réjouira même – tant, à chaque fois, il sait s’y montrer drôle, acide, acerbe. Et tant pis pour les entreprises qui en prennent plein leur grade. Cette fois-ci, avec Kadoc, il va même encore plus loin, jusqu’à l’absurde et le délire le plus total. Et comme celui qui est train de devenir un de ses grands complices, Jean-Michel Ribes, qui n’est jamais aussi à l’aise que dans ce genre de loufoquerie dévastatrice, est aux commandes de la transposition scénique de la pièce, autant dire que la proposition donnée au Théâtre du Rond-Point fait mouche.

Rémi De Vos a imaginé – et dieu sait si son imagination est débordante ! – trois couples dont les maris travaillent dans la même entreprise, à des postes hiérarchiques différents. Ce qui veut dire que rien n’est fait pour qu’ils puissent s’entendre, puisque le jeu naturel, caricaturé ici, veut que les subalternes ne songent qu’à gravir les échelons et prendre la place de leurs supérieurs. En attendant, chacun vit dans son univers totalement coupé de la réalité et des autres, et cela jusqu’au délire. Ainsi, celui qui est au plus bas de l’échelle finit-il par imaginer qu’un individu à l’allure simiesque vient chaque matin occuper son bureau avant de finir par lui rendre sa place à contre-cœur, et après moult protestations… Son supérieur direct, lui, est tellement obsédé par son rêve de promotion qu’il finit par perdre le fil de la réalité et des événements. Quant au « chef », il est affublé d’une femme impossible, bipolaire hystérique difficilement supportable, possédant un répertoire d’injures très conséquent. D’autoritaire à l’entreprise, il devient carrément larvaire chez lui… Tout s’achèvera dans la plus pure des folies qui n’est pas sans rappeler les mécaniques hallucinantes imaginées par un Georges Feydeau auquel on songe irrésistiblement dans la mesure où Jean-Michel Ribes rythme l’ensemble dans ce sens et que les comédiens qu’il a réuni pour l’occasion jouent dans le même infernal tempo. Le repas final qui réunit le couple du patron avec le couple de son subalterne direct invité sur un quiproquo, est une merveille du genre réglé à la perfection. En véritable possédée, Marie-Armelle Deguy dans le rôle de la femme du chef est époustouflante : on ne l’avait jamais vue ainsi passant d’un état à un autre, d’une caricature à une autre, de la harpie à la femme trop aimante, avec une précision dans le jeu assez rare qui s’accorde, par contraste au pauvre Jacques Bonnaffé, le mari, autoritaire au travail, meurtri et totalement dépassé par les événements chez lui. Un couple d’enfer, un duo impayable, auquel le couple formé par Gilles Gaston-Dreyfus et Anne-Lise Heimburger apporte son propre grain de folie dans un registre un peu différent. Face à ces fous furieux, le dernier couple formé par Caroline Arrouas et Yannick Landrein, nous inspirerait presque de la tendresse, perdu dans cet univers déréglé comme il semble l’être… Après un démarrage relativement lent que la scénographie conçue par Sophie Perez n’aide pas vraiment, elle contraint les comédiens à se déplacer de manière aussi tortueuses qu’inutiles, la pièce est menée tambour-battant et ne laisse pas un instant de répit au spectateur qui finit par en redemander.

Jean-Pierre Han