Une histoire du monde

Jean-Pierre Han

28 février 2020

in Critiques

Circulations Capitales de Marine Bachelot Nguyen en complicité avec Marina Keltchewsky et François-Xavier Phan. Festival Mythos (Rennes), les 31 mars et 1er avril. Tél. : 02 99 79 00 11. Puis tournée.

Pour être étrange le titre du spectacle signé par Marine Bachelot Nguyen, Circulations Capitales, n’en est pas moins parfaitement explicite. Sans doute suffit-il tout simplement de le prendre au pied de la lettre : il est effectivement question de circulation, de trajets d’une Capitale (avec un C majuscule) à l’autre dans cette proposition théâtrale. On ajoutera, bien sûr, que cette histoire de circulations, d’entrecroisements d’une trajectoire de vie à l’autre est capitale, c’est-à-dire essentielle pour qui entend comprendre quelque peu le monde d’aujourd’hui et ceux qui l’habitent et le constituent, comme elle est essentielle pour les intéressés eux-mêmes.

Mais reprenons : Marine Bachelot Nguyen a eu l’excellente idée de vouloir réunir une petite équipe de trois personnes (elle-même comprise), trois comédiens pour évoquer leurs parcours singuliers d’une capitale à l’autre. Autrice, Marine Bachelot Nguyen a cette fois choisi un mode d’écriture particulier faisant intervenir ses deux complices, Marina Keltchewsky et François-Xavier Phan. Rien de plus normal si on veut bien considérer qu’il s’agissait effectivement d’évoquer des trajectoires personnelles ! Soit celui de Marina Keltchewsky ayant comme point de départ l’URSS, et qui passera par la Yougoslavie, le Maroc et l’Argentine, ceux, apparemment plus simples, de François-Xavier Phan et de Marine Bachelot Nguyen, tout deux français mais d’origine vietnamienne, à la recherche de leurs origines ; ce n’est bien sûr pas un hasard si le spectacle a commencé à être élaboré à Saïgon, ce qui est d’ailleurs clairement dit dans le cours de ces Circulations… Ces trois récits de vies intimes aux cheminements sans cesse bouleversés, détournés, en tout cas jamais rectilignes, finissent par sembler faire état d’une multitude de vies. Trois récits de vie qui, en s’entrecroisant, en se répétant, en se rectifiant, disent l’entièreté de l’univers. Trois vies, mille vies, il y a comme un trop plein de vécu, et pourtant les trois comédiens sont encore jeunes (Marine Bachelot-Nguyen, la plus âgée du groupe, a la quarantaine). Que valent ces vies intimes, familiales, si ce n’est qu’elles semblent être condamnées à être dans un mouvement perpétuel, dans un brassage constant de langues (la russe, la vietnamienne et la française) que l’on entend sur le plateau ? Dans le jeu des circulations multiples et incessantes, espaces et temps mêlés, elles traversent la grande Histoire marquée au fer rouge par toutes les idéologies que nous avons connues et subies au cours de ces trente dernières années, « on a brassé de gros et de grands mots Christianisme Colonialisme Communisme Capitalisme Grands mots en C qui s'entrechoquent, se font la guerre, dans les territoires et les corps Ou bien qui font alliance ». La choralité de l’ensemble, avec un « on », sans cesse répété, est pleinement assumée et imprime son rythme au spectacle.

Comment donner à voir et à sentir sur un plateau de théâtre ces parcours si singuliers et cependant universels sans pour autant tomber dans les travers de ce que l’on appelle de manière impropre le théâtre documentaire ou le théâtre de témoignage ? Il est bien question de témoignages dans Circulations Capitales, mais Marine Bachelot Nguyen et ses camarades parviennent à échapper à tous les pièges d’un triste réalisme et retrouvent, dans leurs relations, les vertus d’un authentique jeu à travers lequel les thèmes de la constante recherche d’identité, tout comme celle des héritages, affleurent et finissent par se faire jour. L’apparent refus du jeu pour tenter d’être au plus près du réel finit tout de même – et on s’en réjouit – par devenir jeu éminemment théâtral. Cela par la grâce des trois excellents comédiens, esprits et corps déliés, et leur évidente complicité.

Jean-Pierre Han