Comptine d’aujourd’hui
Le Pont du Nord de Marie Fortuit. Mise en scène de l’auteur. L’Échangeur de Bagnolet, jusqu’au 23 octobre à 20 h 30. Tél. : 01 43 62 06 92.
Beaucoup d’eau coule sous Le Pont du Nord, une appellation que Marie Fortuit qui signe le spectacle du même nom, a emprunté à la chanson pour enfants dont l’un des vers, « Non, non, ma fille tu n’iras pas danser », l’a interpellée et est à l’origine de sa propre pièce. De l’eau il y en a donc sur le plateau, elle tombe des cintres, coule, suinte… et l’héroïne – Marie Fortuit elle-même – ne se fait pas faute de s’en asperger. De part et d’autre de la scène des seaux sont posés au milieu de serpillières pour recueillir l’eau : toute trace d’humidité sera donc effacée par les acteurs eux-mêmes... C’est dans cette « ambiance » qu’Adèle – c’est le prénom de l’héroïne, le même que celui de la fille de la chanson – évolue, habite, hante et danse dans la belle scénographie de Louise Sari. Car il y a bien une sorte de danse (sur l’air de la comptine ?), toute en grâce et en… ruptures. De rupture d’ailleurs il y en a eu une dans l’itinéraire de la jeune femme : elle a quitté le Nord où elle vivait au sein de sa famille sans que celle-ci ne sache pourquoi. C’était au lendemain de la victoire des Bleus à la Coupe du monde en 1998. De foot, il sera aussi question, comme un leitmotiv, au cours du spectacle. Voilà donc Adèle à Paris, d’abord hébergée chez sa tante qui vient de mourir et dont le compagnon (Damien Groleau), un pianiste, ponctuera le spectacle de quelques brefs morceaux de Schubert, de Beethoven… Adèle, pour l’heure, joue – mais est-ce vraiment un jeu ? – avec les mots, les retient, les dévoile, les télescope : une manière de dire ou de raconter tout en en cachant le sens. La parole va ainsi de ci, de là, et sans doute faut-il, pour le spectateur, happer rapidement au passage tel ou tel mot pour tenter de reconstituer une histoire qui refuse presque à se dévoiler. Marie Fortuit a l’art de brouiller les pistes tout en larguant quelques indices qui nous permettraient de reconstituer une histoire. Pour une première œuvre théâtrale, elle fait preuve d’un réel talent. C’est aussi déjà très habile, d’une habileté que la comédienne renforce dans son jeu tremblé, cultivant une sorte de belle et fascinante fragilité. Et puis le fil toujours rompu de l’histoire se renoue avec l’arrivée du frère resté dans le Nord. Entre elle et lui, Octave (Antoine Formica), commence ou recommence un jeu qui n’est pas sans rappeler les Enfants terribles de Cocteau. Adèle et Octave jouent, vieille complicité retrouvée – toujours comme dans la chanson –, se racontent des histoires, se récitent des contes, chantent ensemble, se remémorent les lendemains de la victoire des Bleus, les bons moments d’autrefois, jusqu’à un fameux bal avant le départ d’Adèle dont surgissent seulement quelques indices qui renverraient au « vol avec un i », c’est-à-dire à un viol qu’elle aurait subi, mais qui n’est jamais explicitement dit.
Le récit tout en brisures de Marie Fortuit se construit comme un puzzle dont il manque toujours une pièce. Il refuse de se donner et en même temps nous touche au plus profond. Il y a dans ce spectacle auquel la quatrième interprète, Mounira Barbouch, une pilote de ligne, apporte des bouffées d’une vie mystérieuse et essentielle (le récit se clôt sur un baiser d’amour entre elle et Adèle), des séquences qui sont d’une forte et trouble teneur tout comme le jeu de Marie Fortuit.
Jean-Pierre Han