Chef-dœuvre revisité

Jean-Pierre Han

1 juin 2019

in Critiques

Un ennemi du peuple d’ Henrik Ibsen. Mise en scène de Jean-François Sivadier. Odéon-Théâtre de l’Europe. Jusqu’au 15 juin. Tél. : 01 44 85 40 40. www.theatre-odeon.eu

C’est sans doute la marque des chefs-d’œuvre que de vivre à n’importe quelle époque dans le temps présent. Ainsi en est-il d’Un ennemi du peuple d’Ibsen créé à Oslo en… 1883. Peu importe après tout les raisons et les circonstances de cette création, le texte demeure, près d’un siècle et demi plus tard, d’une furieuse actualité. Sans doute n’est-il pas nécessaire pour un metteur en scène d’aujourd’hui de surligner cette contemporanéité. D’autant plus que cette fois-ci la nouvelle traduction d’Eloi Recoing, fort probante, nous parle directement. Il n’empêche, bon sang ne sachant mentir, et la tentation étant bien trop grande, chaque metteur en scène apporte ses propres modifications, commentaires et autres arrangements à la pièce… Jean-François Sivadier accompagné de son complice Nicolas Bouchaud n’échappe pas à cette règle, encore qu’on les trouvera plutôt modérés en la matière, contrairement à ce qu’avait proposé Thomas Ostermeier, l’un des derniers à s’être attaqué à l’œuvre d’Ibsen à la fable apparemment simple, mais qui, pourtant, au bout du compte, dans le traitement des personnages notamment, se révèle plutôt complexe. Un médecin, Tomas Stockmann, découvre que les eaux de la station thermale qui devrait faire la fortune de sa petite ville sont empoisonnées par une bactérie à cause des canalisations. Il décide d’informer toute la population, et entend faire fermer l’établissement pour que des travaux puissent être entrepris. Problème : le préfet (Vincent Guédon) refuse catégoriquement d’entendre les arguments de celui qui est son frère et qu’il a fait embaucher par la société qui gère l’établissement, lui permettant ainsi de faire vivre sa famille. Pour lui, il n’est pas question de laisser passer l’occasion d’enrichir la ville, même au détriment de la santé publique des habitants et des curistes. De son côté, Tomas Stockmann est prêt à tout pour faire éclater la vérité, même si sa volonté d’aller jusqu’au bout de sa démarche n’est peut-être pas aussi limpide que cela… Le nœud de la pièce réside dans une scène-clé durant laquelle Tomas Stockmann qui avait jusque-là réussi à convaincre nombre des habitants de la ville – et notamment le directeur d’une feuille de chou locale (Sharif Andoura), les verra tous se retourner contre lui, et devenir ainsi un véritable « ennemi » du peuple. La scène est étonnante, difficile à traiter parce que faisant intervenir le « peuple », celui de la ville, comme celui assis dans la salle de spectacle à qui est dévolu le rôle de ceux qui écoutent l’orateur dans la pièce. On joue du théâtre dans le théâtre, et en général c’est le moment de grande « improvisation » des acteurs et le moment aussi où ces derniers se permettent de faire directement référence à l’actualité, ce que ne manque pas de faire l'interprète du rôle-titre, Nicolas Bouchaud, mais là encore de manière relativement discrète dans l’improvisation. On lui en sait d’autant plus gré, qu’il est parfait durant tout le reste du spectacle, parvenant à maîtriser son personnage jusque dans ses nombreux excès. Il est vrai qu’il est particulièrement bien entouré. Il faudrait citer toute la distribution ; on pourrait ne mettre l’accent que sur Sharif Andoura et Agnès Sourdillon (la femme du docteur), mais tous tiennent parfaitement leur partition sous la houlette de Jean-François Sivadier qui gère l’ensemble avec beaucoup de doigté, passant sans coup férir d’un registre de jeu à un autre, car la pièce malgré la teneur de son sujet ne manque pas non plus d’accents comiques…, le tout dans une scénographie qu’il a lui-même conçue avec Christian Tirole et où il se sent donc parfaitement à l’aise. Un moment de belle et très sérieuse intensité.

Jean-Pierre Han