Tragique psychologique

Jean-Pierre Han

19 mai 2019

in Critiques

Électre/Oreste d’Euripide. Mise en scène d’Ivo Van Hove. Comédie-Française, jusqu’au 3 juillet à 20 h 30. Tél. : 01 44 58 15 15. www.comedie-francaise.fr

Ivo van Hove le clame à qui veut l’entendre, son Électre/Oreste, réunion de deux pièces d’Euripide composées à des moments différents, est le second volet d’un diptyque dont le premier opus, présenté ici même en 2016, à la Comédie-Française, était les Damnés d’après le film de Visconti. L’œuvre du cinéaste italien se passait durant la montée du nazisme à partir des années 1933 ; terrible tragédie pour tenter d’expliquer notre aujourd’hui, un schéma que reprit Ivan van Hove. Qu’il rappelle maintenant l’importance de ce premier volet du diptyque, voilà qui indique sous quel signe il entend placer son nouveau travail, notamment sur la contemporanéité, voire l’actualité (politique ?), des pièces présentées, ce qu’il avait déjà fait sans grande réussite avec son Antigone de Sophocle. Rien là de très novateur, mais pourquoi pas ? On ne manquera non plus pas de remarquer qu’à évoquer les destins des deux représentants de la famille des Atrides, Électre et Oreste, il choisit délibérément de s’appuyer sur les textes d’Euripide, et non pas sur ceux d’Eschyle et de Sophocle : or on sait très bien qu’avec Euripide, et Nietzsche n’avait pas manqué de le souligner à la suite de Schiller, la tragédie amorce son déclin pour se tourner vers le drame psychologique. Ce n’est pas un hasard si Aristophane dans sa pièce Les grenouilles, qui met aux prises Eschyle et Euripide, accorde finalement ses faveurs au premier nommé accompagné de Sophocle. Avec Euripide la tragédie se normalise et le héros tragique devient un être ordinaire. Tel est le choix d’Ivo van Hove sur lequel on ne peux pas dire grand-chose, sauf à constater ses conséquences. En effet le problème réside bien dans la résolution de ce choix sur le plateau. De la grandeur tragique sur la scène de la Comédie-Française, il n’est plus guère question, le tout étant rabaissé à notre petit niveau humain, comme cette figure d’Électre exilée et donnée en mariage à un laboureur, et Ivo van Hove de développer et d’enfoncer le clou en affirmant qu’il est attaché « aux émotions et à la psychologie des personnages ». Ce qu’il entend montrer, c’est le processus d’un véritable radicalisation de certaines de ses figures, comme se radicalisent en devenant nazis deux jeunes hommes à la fin des Damnés, et alors même que pour lui, « la fin des Damnés est le point de départ d’Électre/Oreste ». Dont acte, mais difficile pour ceux qui n’ont déjà guère goûté au premier spectacle, avec son esthétique « coup de poing à l’estomac » aux mauvais relents, de prendre et d’apprécier le chemin suivi dans ce deuxième volet du diptyque, même si – on s’en réjouit vivement – il n’y a plus cette fois-ci usage immodéré d’images filmées en direct du plateau. Nous sommes au théâtre, rien que le théâtre, mais quel théâtre ! À la limite de la caricature, même dans la scénographie intéressante de Jan Versweyveld, un seul et même lieu pour les deux pièces alors que nous sommes censés être, avec Électre, devant la maison du fermier, le mari de la jeune femme, et ensuite à Argos, devant le palais d’Agamemnon pour Oreste, le tout situé en fond de scène et au centre, alors que le reste du plateau est recouvert d’une boue dans laquelle se débattront les protagonistes, toujours en déséquilibre. Pour le symbole on aura compris. Et ce n’est pas tout, puisque volonté il y a de la part du metteur en scène d’être dans la brutalité des rapports entre les protagonistes, leur circulation est faite de trajectoires rectilignes très basiques… avec les riches en complets-veston, bien propres sur eux, et les pauvres dont le chœur uniquement composé de femmes en haillons évoluant dans un travail chorégraphique de Wim Vandekeybus, pourtant pas n’importe qui, frise le ridicule. Quant au jeu des comédiens, tous sonorisés, on se demande bien pourquoi, et à part les deux protagonistes principaux, Suliane Brahim (Électre) et Christophe Montenez (Oreste), qui sauvent les meubles, il est pour le moins affligeant dans la mesure où – excellents comédiens par ailleurs – ils ont sans doute simplement répondu aux attentes et aux indications du metteur en scène. On reste, par exemple, abasourdi et malheureux de voir un comédien de la trempe et du talent de Didier Sandre éructer dans une attitude prétendument hiératique, comme il le fait… Contemporain ce tragique grec revisité ? Non seulement poussiéreux et à la symbolique lourde.

Jean-Pierre Han