Un film qui n'existe pas

Jean-Pierre Han

6 avril 2019

in Critiques

Le Voyage de G. Mastorna d’après Federico Fellini. Mise en scène de Marie Rémond. Théâtre du Vieux-Colombier, jusqu’au 5 mai à 20 heures. Tél. : 01 44 58 15 15. www.comedie-francaise.fr

Même par rapport à la mode ambiante qui consiste à adapter des films à la scène, une pratique qui semble particulièrement plaire à la Comédie-Française qui s’y est déjà collé avec les Damnés de Visconti et plus récemment avec Fanny et Alexandre de Bergman, Marie Rémond demeure comme à son habitude quelque peu décalée dans son approche des choses. Cela n’étonnera personne et l’on se souviendra qu’elle n’est jamais aussi à l’aise que dans des projets pour le moins atypiques, comme en témoignent ses réalisations d’André, de Vers Wanda ou encore de Comme une pierre qui… déjà produit à la Comédie-Française (au Studio). Si elle s’est, elle aussi, tournée vers le cinéma cette fois-ci, plus précisément vers Fellini et son Voyage de G. Mastorna, il faut immédiatement préciser que le film du grand maître italien n’a jamais été tourné ! Marie Rémond opère donc sur un film qui n’existe pas, ce qui a présenté pour elle l’immense avantage de pouvoir travailler en toute liberté et d’éviter tout élément de comparaison avec une œuvre cinématographique achevée. Pas d’images donc mais le texte d’une histoire à laquelle Fellini tenait tout particulièrement et sur laquelle il est revenu à maintes reprises durant sa carrière. Il a écrit ce texte en 1965 après 8 ½ et Juliette des esprits au mitan de sa vie et en pleine crise existentielle, essayant en vain à maintes reprises de la faire vivre sur l’écran, ce pour quoi elle était destinée. Le Voyage de G. Mastorna, tout en se nourrissant des deux films cités et dont on retrouve bien sûr des échos, va beaucoup plus loin dans le délire d’imagination. Il se développe en totale liberté mais en contrepoint à la Divine Comédie de Dante, trop souvent étudiée au cours de ses études. Le Voyage de G. Mastorna nous amène dans un au-delà de la vie après l’atterrissage forcé et mouvementé d’un avion dans lequel se trouve le célèbre violoncelliste G. Mastorna parti rejoindre son orchestre pour un concert. À partir de là, tout se détraque tranquillement, et cela vous a parfois des airs de Kafka, le « héros » ne sachant plus très bien où il se trouve… Au déroulement des événements se mêle une autre histoire, celle de Fellini soi-même en pleine préparation de tournage, avec confrontation avec son producteur et répétitions avec ses acteurs au premier rang desquels on retrouve Marcello Mastroianni. Le Voyage de G. Mastrona, c’est aussi cela, cet empilements d’histoires qui se chevauchent pour notre plus grand bonheur, de ces images reflétées à l’infini, c’est une mise en abîme théâtro-cinématographique, dont Marie Rémond joue avec délice. Accompagnée de Thomas Quillardet (on les retrouvera ensemble dans Cataract Valley d’après Jane Bowles) et d’Aurélien Hamard-Padis, elle s’est plus à tisser ce subtil entrelacs d’histoires qui, in fine, dresse un émouvant et beau portrait du cinéaste.

À jouer – c’est vraiment le terme – sur tous les tableaux, dans tous les registres, sur tous les tons a-t-on envie d’ajouter, il faut une troupe aguerrie. Celle du Français l’est incontestablement. Ils sont cette fois-ci huit à faire vivre, avec drôlerie et intensité, tous les rôles requis dans un dispositif bi-frontal qui les met quasiment de plain-pied avec le public, au milieu du décor d’un tournage. Emmenés par Serge Bagdassarian qui, petite caméra au poing, fait ses repérages, s’agite dans tous les sens, et rend le personnage du réalisateur crédible dans la mesure où il ne tente pas d’imiter l’original en quoi que ce soit, pas plus que Laurent Lafitte en Marcello, perdu pour de bon dans les méandres de l’histoire de Fellini qu’il croit être la sienne, avec Jérémy Lopez en régisseur, assistant de Federico plus vrai que nature, Georgia Scalliet inénarrable dans tous ses petits rôles, Alain Lenglet, Nicolas Lormeau, Jennifer Decker et Yoann Gasiorowski, c’est tout un monde qui joue le jeu jusqu’au vertige et rend ainsi hommage au génie de Fellini dont le film restera à jamais introuvable.

Jean-Pierre Han