Histoires de familles

Jean-Pierre Han

31 mars 2019

in Critiques

Le Pays lointain de Jean-Luc Lagarce. Mise en scène de Clément Hervieu-Léger. Odéon-Théâtre de l’Europe à 19 h 30. Jusqu’au 7 avril. Tél. : 01 44 85 40 40.

Il était l’une des six idoles ressuscitées par Christophe Honoré sur la scène de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Le voici, seul cette fois-ci, par la grâce de Clément Hervieu-Léger qui présente Le Pays lointain, son ultime pièce, sur la même scène. Seul ? Enfin pas tout à fait : ils sont en effet pas moins de onze comédiens à porter cette dernière œuvre de Jean-Luc Lagarce. Onze superbes comédiens formant une communauté regroupant la famille du personnage principal, Louis, mais aussi ses amis ; une famille élargie en somme qui mêle vivants et disparus. Car Le Pays lointain reprend et poursuit en l’élargissant Juste la fin du monde écrit en 1990 et qui n’avait pas eu l’heur de complètement convaincre ses très proches. Cinq ans plus tard Jean-Luc Lagarce trace à nouveau le retour du fils dans sa famille pour annoncer sa mort prochaine. Une formidable saga s’ébauche dans la tentative pour Louis de dire ou de ne pas dire – est-il question d’une parole empêchée alors que l’on ne cesse de parler ? – pour évoquer les vingt dernières années de sa vie, et où se mêlent, répétons-le, morts, ou ceux qui s’apprêtent à mourir, et vivants, où passé, présent et ébauche de futur s’entrelacent sans que l’on sache vraiment dans quel temporalité on se trouve… Serait-ce déjà l’antichambre de la mort ? Le pays est effectivement « lointain », un « lointain » qui est aussi celui de la conscience. Est-ce un hasard si Jean-Luc Lagarce achève cette dernière œuvre une semaine seulement avant sa propre disparition en 1995. Le Pays lointain apparaît dès lors comme une œuvre testamentaire dans laquelle son auteur « ramasse », reprend, peaufine et développe tous les grands thèmes ébauchés et traités dans ses œuvres précédentes, n’hésitant pas non sans parfois une certaine ironie (qui n'est jamais que le masque de la pudeur) à faire référence à son propre vécu ; une manière de chef-d’œuvre. Ils sont donc tous là dans un dernier adieu, la mère, la sœur Suzanne, Antoine le frère et son épouse Catherine, et les autres, les amis « longue date », les amants « un garçon, tous les garçons », « le guerrier, tous le guerriers », le père « mort déjà », les morts « déjà » comme le père et l’amant… Ils sont donc là, quasiment toujours présents sur le plateau dans un jeu quasi choral, durant ces quatre heures de développement entre rêve et réalité. Rien d’étonnant si l’on se retrouve dans une dimension éminemment romanesque, une dimension qui, dans la première partie du spectacle notamment, bloque quelque peu la parole théâtrale. Mais il est vrai que Jean-Luc Lagarce œuvre ailleurs, dans une autre registre, et son écriture finit par faire mouche. Il y a une autre famille que celle de Lagarce entre celle de sang et celle de cœur, c’est celle des comédiens sur scène réunis et dirigés par Clément Hervieu-Léger. Cette famille-là est parfaitement homogène et solidaire dans le jeu. Audrey Bonnet, Suzanne, Nada Strancar, la mère, Vincent Dissez, Longue Date, et tous leurs camarades, entourent et tourmentent, chacun à sa manière Louis, incarné par Loïc Corbery perdu à un coin de rue que dessine la scénographie signée Aurélie Maestre, un mur de bétons devant lequel trône la carcasse d’une voiture garée près d’une cabine téléphonique comme on ‘en voit désormais plus sauf dans quelque coins reculés de notre beau pays. C’est là le lieu unique dans lequel se joue cette danse de mort. C’est saisissant.

Jean-Pierre Han