Monstres théâtraux

Jean-Pierre Han

12 février 2019

in Critiques

Le Faiseur de théâtre de Thomas Bernhard. Mise en scène de Christophe Perton. Théâtre Dejazet jusqu’au 9 mars, à 20 h 30. Tél. : 01 48 87 52 55. www.dejazet.com

Écrivain au caractère bien trempé, ayant passé son temps à vilipender ses compatriotes autrichiens, bourgeois, notables et autres éminences de la société, n’épargnant rien ni personne que ce soit dans son œuvre considérable ou dans la vie, Thomas Bernhard homme et œuvre tout à la fois, est un monstre (entendons ce terme dans sa meilleure acception). Les scandales lors de la remise de nombreux prix qu’il reçut ont jalonné son existence. Monstre donc dont l’œuvre justement est peuplée d’autres monstres. Le Faiseur de théâtre auquel s’attaque aujourd’hui Christophe Perton, qui a pris goût l’année dernière à l’univers et à l’écriture de l’auteur en montant Au but, n’échappe pas à cette règle. Ses personnages sont eux aussi, à leur manière bien particulière, des monstres et il faut des… monstres pour les interpréter, pour porter la parole sans cesse ressassée dont les dote l’auteur. André Marcon, tout comme Dominique Valadié dans Au but, comme Serge Merlin dans d’autres pièces, comme François Chattot dans Place des héros et quelques autres, fait partie de cette petite catégorie d’acteurs que l’on peut aussi qualifier de monstrueux eu égard à leur singularité, à leur capacité à prendre en charge tout ce qui sort de l’ordinaire et à nous subjuguer dans les personnages impossibles qu’ils interprètent. Impossible, le personnage principal du Faiseur de théâtre l’est sans aucun doute. Impossible aux quelques rares personnes appelées à lui donner la réplique sur le plateau, impossible aux spectateurs peu enclin à apprécier tant de suffisance, de mauvaise foi, de récriminations de toutes sortes. Un personnage à vrai dire peu sympathique, si peu sympathique même qu’à force il en devient fascinant. Et presque drôle. Personnage à idée fixe, celle de son excellence dans le métier qu’il exerce, comédien (d’état), ici en tournée dans une petite ville autrichienne, Utzbach, un nom qu’il ne parvient même pas à retenir. Accompagné de sa femme, de sa fille et de son fils il va y donner une œuvre, son chef-d’œuvre qu’il a lui-même composé, La Roue de l’Histoire, une grande fresque historique comme l’indique le titre. C’est couru d’avance, rien ne se passera comme Bruscon (c’est le nom du personnage) le prévoyait, mais entre-temps il aura honni tout ce qui l’entoure en étant particulièrement odieux envers les siens, il aura vitupéré contre le monde entier… Il finirait presque par devenir comique !… Thomas Bernhard, à la verve étincelante dans ses récriminations s’en donne à cœur-joie, tout en professant, en négatif, au sens photographique du terme, un amour inconsidéré pour le théâtre. Car, et comme dans Au but il est question, et il n’est question que de cela, de l’art théâtral aussi misérable et ridicule qu’il puisse être. Théâtre dans le théâtre donc, et Christophe Perton en rajoute une couche en nous proposant (avec Barbara Creutz, la femme presque muette de Bruscon dans la pièce) une scénographie qui reproduit la salle délabrée du Dejazet dans laquelle se donne le spectacle. La mise en abîme est saisissante et, pour tout dire, d’une douce et très drôle ironie. On aura aisément compris que tout tient sur les épaules du faiseur de théâtre, ici, le « monstrueux » André Marcon, absolument admirable dans son délire froid et maîtrisé. Une maîtrise jusque dans le ressassement, dans la logorrhée verbale. Pour un peu il en deviendrait bouleversant : du très grand art sans aucun doute. Mais une fois de plus chez Thomas Bernhard, c’est l’ombre de la mort qui plane sur toute la représentation et tous les partenaires de plateau d’André Marcon à la juste et discrète présence, soit Éric Caruso, toujours parfait, Agathe L’Huillier, Jules Pélissier, Barbara Creutz et Manuela Beltran tous dirigés avec tact par Christophe Perton.

Jean-Pierre Han