L'œil écoute

Jean-Pierre Han

3 janvier 2019

in Critiques

La Source des saints de John Millington Synge. Mise en scène de Michel Cerda. Spectacle créé au Studio-Théâtre de Vitry. Théâtre de Gennevilliers T2G, du 10 au 14 janvier 2019 à 20 heures. Tél. : 01 41 32 26 26. www.theatre2gennevilliers.com

Source_des_saints_1___Jean-Pierre_Estournet_bd.png Il s'agit bien de cela, de la vue – perdue dès leur plus jeune âge par les deux protagonistes principaux, mari et femme dépenaillés, mendiant au bord d'une route « d'une région isolée de montagne à l'est de l'Irlande » – et de la sonorité des mille et un petits bruits de la vie quotidienne qui parviennent forcément démultipliés aux deux aveugles, sens aiguisés au fil du temps. La sonorité c'est aussi celle, surprenante, incroyable, de la langue bouleversée que l'auteur met dans la bouche de ses personnages, âpre, rugueuse, tout en cassures traduite dans le rythme du texte original, à la virgule près par Noëlle Renaude dont le travail est simplement extraordinaire, d'une audace et d'une fidélité folles qui a séduit d'emblée le metteur en scène Michel Cerda qui n'aurait jamais monté cette pièce de John Millington Synge s'il n'avait eu connaissance de cette traduction. Et Synge serait resté dans un quasi anonymat : nous ne connaissons guère de lui en France que son Baladin du monde occidental, son chef-d'œuvre écrit en 1907, deux ans après La Source des saints que Michel Cerda fait revivre aujourd'hui. Cette langue qui nous vient de très loin, des profondeurs des îles d'Aran à l'extrême Ouest de l'Irlande, un lieu que William Butler Yeats avait conseillé à l'auteur (« Abandonnez Paris… partez aux îles d'Aran »…) qui y puisera le sujet de plusieurs de ses pièces, le spectateur met un temps avant de l'apprivoiser, mais une fois entré dans son rythme tout s'éclaire soudainement. Il y a là un phénomène qui fait penser à un autre irlandais, James Joyce. Le couple d'aveugles aura la chance (?) de recouvrer la vue grâce à un saint qui va de village en village et qui grâce à une eau miraculeuse réalise de véritables miracles. Seulement voilà, et c'est bien toute la problématique de la pièce, le monde visible vaut-il la peine d'être vu et vécu ? Le couple, Martin Doul et Mary Doul qui s'imaginaient être des modèles de beauté, sont soudainement mis devant une autre réalité qui les agresse profondément. Ils ont désormais « sous les yeux les mauvais jours du monde ». Et alors que la nuit s'abat à nouveau sur leur vue, ils refuseront avec la dernière énergie de la recouvrer, Martin jetant au loin le flacon avec son eau miraculeuse… Pour se retrouver et repartir ensemble sur les routes. Superbe simplicité, tenue avec une rigueur extrême par Michel Cerda plus que jamais à l'aise avec ce type de texte qu'il nous donne à voir et à entendre. On lui connaissait cette qualité tout comme on connaissait son travail de direction d'acteurs. Tout cela éclate sur le plateau nu aménagé par Olivier Brichet et savamment éclairé ou baigné dans l'ombre par Marie-Christine Soma. Une aire de jeu idéale pour que puissent donner chair à leurs personnages de manière inouïe Yann Boudaut (Martin Doul), Anne Alvaro (Mary Doul) et leurs camarades de jeu Christophe Vandevelde*, Chloé Chevalier*, Arthur Verret et Silvia Circu. Il n'est pas jusque dans la relation physique des personnages que l'accord de complétude ou de contraste ne soit juste (ainsi entre Yann Boudaut et Anne Alvaro dans des registres de jeu décalés, mais finalement tellement accordés). C'est réellement du grand art qui devrait permettre pour peu que l'on ait un peu de mémoire de considérer la véritable place de Michel Cerda dans notre univers théâtral plus que frelaté.

Jean-Pierre Han

John Millington Synge : La Source des saints. Texte français de Noëlle Renaude, Éditions théâtrales. 2017. Photographie : ©Jean-Pierre Estournet

Article écrit en janvier 2017, après la présentation du spectacle au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. Bénédicte Cerrutti et Cyril Texier remplacent Christophe Vandevelde et Chloé Chevalier dans cette reprise.

Voir Frictions n° 28 avec des textes d’Anne Alvaro, Yann Boudaud, Michel Cerda et Noëlle Renaude à propos du spectacle.