Rituel pour dire le danger nucléaire

Jean-Pierre Han

13 décembre 2018

in Critiques

20 mSv, conception et réalisation de Bruno Meyssat. Tournée au Théâtre national de Strasbourg en janvier 2019, puis à la Comédie de Saint-Étienne.

Bruno Meyssat dirige depuis près de quarante ans le Théâtre du Shaman qu’il a créé en 1981. Belle et très juste appellation qui dit bien où il se situe, souvent dans la relation entre deux mondes – celui de la surface et celui des profondeurs dont il va explorer très minutieusement les vestiges d’une catastrophe qui s’est produite dans le monde de la surface. Catastrophe est justement le titre d’un dramaticule de Beckett qu’il a monté en 1997 avec d’autres textes de l’auteur, et qu’il a retravaillé à maintes reprises et tout dernièrement encore sous le titre de Juste le temps… C’est comme une sorte de leitmotiv qui revient tout au long de son parcours. De catastrophe il était déjà question dans Les Disparus en 1993 qui évoquait le naufrage du Titanic et surtout ce qu’il en restait, Observer nous renvoyait un peu plus tard à Hiroshima, catastrophes encore et toujours avec la crise des subprimes dans 15 %, puis celle de la Grèce dans Kairos en 2016 pour ne citer que quelques exemples… Cette fois-ci avec 20 mSv c’est à la catastrophe nucléaire de Fukushima (qui renvoie à celle de Tchernobyl et à celles qui nous attendent peut-être encore) que Bruno Meyssat circonscrit sa réflexion et son travail. Le titre du spectacle pourra paraître étrange aux non spécialistes de la chose nucléaire ; il est en revanche parfaitement parlant pour ceux qui savent à quoi il est fait allusion. 20 mSv (millisieverts) : c’est nous dit Bruno Meyssat la « limite au-dessous de laquelle l’ordre d’évacuation est levé dans la préfecture de Fukushima dans le cadre de la politique de retour actuelle. Au Japon comme en France, la réglementation avait fixé les limites annuelles de radiations à 1 millisievert (mSv) pour la population et à 20 mSv pour les travailleurs nucléaires Fukushima, mars 2011. Un accident nucléaire ébranle le Japon. À 9000 km de là, en France, nous regardons les images de cette catastrophe. Sans savoir que nous sommes tous voisins d’une centrale, située à moins de 100 km. » Le sievert (mSv), nous dit-on, est l’unité qui « donne l’évaluation de l’impact des rayonnements sur l’homme ». De 1 à 20 mSv l’écart est parlant ! C’est à partir de là que le champ de réflexion de Bruno Meyssat et de ses comédiens s’ouvre et trouve sa traduction documentée (Bruno Meyssat aime à préciser qu’il ne fait pas du théâtre documentaire, mais un théâtre « documenté ») sur le plateau de manière saisissante. Car dans l’espace ouvert qu’il a lui-même conçu avec Pierre-Yves Boutrand, il offre aux six comédiens qui l’accompagnent (certains d’entre eux sont des compagnons de travail de longue date), Philippe Cousin, Elisabeth Doll, Yassine Harrada, Julie Moreau, Mayala Otondo et Jean-Christophe Vermot-Gauchy, la possibilité d’exprimer à leur manière les sentiments qui les ont traversés lors de leur propre investigations sur le sujet. Un sujet plus que nécessaire chez nous si l’on veut rester dans le cadre restreint de notre territoire, si l’on veut bien encore avoir en tête que « nous sommes la nation du monde la plus nucléarisée, rapport au nombre installations/habitants, mais aussi la plus épargnée, pour l’instant, par les accidents majeurs », et d’ajouter qu’« il est donc évident qu’ on doit s’y intéresser »… La manière de s’y intéresser de Bruno Meyssat, sur ce sujet du nucléaire comme sur d’autres sujets, est singulière dans sa formulation, parfaitement claire lorsqu’un des comédiens s’avance vers un micro et parlent face au public, ou dans des passages filmés, plus complexe dans son agencement et dans son propos imagé le reste du temps. Ce temps qu’il semble déplier – choses également mises à plat – pour mieux donner matière à voir (à observer) et à entendre sans fable (mais au contraire dans une série de séquences), ni incarnation. Il y a là une extraordinaire, et parfois superbe, mise à plat du sujet plutôt brûlant ici et maintenant, une intelligence qui se développe dans une sorte de rituel, celui du shaman justement.

Jean-Pierre Han