FESTIVAL D'AVIGNON IN

Jean-Pierre Han

14 juillet 2018

in Critiques

Bienheureuse ambiguité

La Reprise de Milo Rau, mise en scène de l’auteur. Jusqu’au 14 juillet, à 22heures. Gymnase du Lycée Aubanel. Tél. : 04 90 14 14 14. festival-avignon.com



Plusieurs spectacles du festival posent cette année de manière très aiguë la question de savoir à qui ils s’adressent exactement. Mettons définitivement de côté le public dit populaire qui reste toujours à définir mais qui, à l’évidence, n’est pas celui que l’on trouve à Avignon, et nous voilà en pleine perplexité. Que l’on prenne Au-delà de la forêt, le monde d’Inès Barahona et Miguel Fragata censé s’adresser à un jeune public et qui développe un discours creux de vieil assis ou, à l’autre bout de la chaîne, l’assommant succédané de Don Delillo de Julien Gosselin, c’est encore et toujours cette même interrogation qui vient à l’esprit, et que l’on retrouve aussi avec un « spectacle » comme le pudique Trans (Més Enllà) de Didier Ruiz. Reprise, histoire(s) du théâtre 1 de Milo Rau a le mérite, semble-t-il, de jouer cartes sur table dès son titre. Mais ce n’est peut-être là qu’un leurre, car le metteur en scène suisse, en roublard aguerri, tente de jouer sur tous les tableaux. Cartes sur table donc avec le titre renvoyant à l’opposition entre la reprise et la prise, entre la représentation et la présentation (darstellung/vorstellung comme disent les philosophes germaniques !) entre la fiction et la réalité, puis avec Histoire(s) du théâtre emprunté à l’ Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, décidément en odeur de sainteté dans ce festival. Ce faisant et en appliquant avec fidélité les préceptes établis dans son dogme en dix points édicté à Gand en mai dernier, dans lequel on trouve quand même quelques perles comme dans la règle n° 9 : « Au moins une production par saison doit être répétée ou présentée dans une zone de conflit ou de guerre, sans aucune infrastructure culturelle », etc., Milo Rau nous livre une véritable et très habile réflexion – pour ne pas dire cours – sur le théâtre (son histoire du théâtre) avec tous les ingrédients convenus : mise en abîme, théâtre dans le théâtre, vrai-faux casting, mélange de comédiens professionnels et amateurs, mise à distance avec mélange du jeu avec le réel, vrai-faux documentaire… Frontières brouillées, toute la gamme de son savoir-faire qui est grand et très maîtrisé y passe. Tout cela pour dire quoi ? Réponse avec la règle n° 1 du Manifeste de Gand : « Il ne s’agit plus seulement de représenter le monde. Il s’agit de le changer. Le but n’est pas de représenter le réel, mais bien de rendre la représentation réelle. » Et de vivre dans le présent de la représentation, un présent tragique qui renverrait au tragique antique lequel évitait de représenter les horreurs sur scène justement. Or Milo Rau, lui, n’hésite pas, la représentation du meurtre d’un homosexuel, Ihsane Jarfi, par un groupe de jeunes hommes, est bel et bien montrée, reconstituée, dans toute sa violence : sang dégoulinant, cadavre dénudé sur lequel un des assassins vient pisser… On est dans la réalité la plus stricte avec l’arrivée sur le plateau de la polo grise dans laquelle la future victime est montée. La voiture est immobile mais par un jeu de lumière réalisé sur scène et la bande son, Milo Rau met au jour de manière ostentatoire la mise à distance qu’il entend opérer. On est dans le réel, mais pas tout à fait. L’histoire est vraie et a fait la une des journaux du pays, un des comédiens a suivi le procès et l’a même enregistré clandestinement, mais « nous ne sommes en réalité pas intéressés par ce qui s’est passé » confesse Milo Rau qui ajoute un peu plus loin qu’il s’est demandé « si le naturalisme est encore possible au théâtre ». Réponse par l’absurde sur le plateau, elle devrait être négative même si elle fascine le public. Fascination/non fascination, Milo Rau joue à son aise sur les deux tableaux ; c’est un peu trop facile, car il ne peut qu’être gagnant à tous les coups puisque par ailleurs sa proposition est parfaitement réalisée. %Mais encore une fois à qui s'adresse Milo Rau, et pour lui dire quoi ?

Jean-Pierre Han