Audacieuse proposition théâtrale

Jean-Pierre Han

21 mars 2018

in Critiques

Le Récit d'un homme inconnu de Tchekhov. Mise en scène de Vassili Vassiliev. Théâtre national de Strasbourg jusqu'au 21 mars, puis MC 93 à partir du 27 mars dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville, à 19 heures. Tél. : 01 41 60 72 72.

C'est une proposition passionnante et par moments d'une très belle et rugueuse intensité que nous offre Vassili Vassiliev avec ce travail tiré d'une nouvelle, Le Récit d'un homme inconnu, de Tchekhov, un auteur qu'il n'a jamais mis en scène, mais qu'il a beaucoup travaillé et expérimenté. Il lui faut donc, cette fois-ci, en principe, passer du stade de l'expérimentation à celui de l'achèvement, ou à tout le moins mettre un terme à ses étapes de travail pour aboutir à la présentation d'un spectacle. Mais sans doute, chez lui justement, la forme théâtrale ne saurait connaître d'achèvement définitif. On en a une preuve flagrante avec ce dernier spectacle de près de quatre heures pendant lesquelles la maîtrise technique du metteur en scène et des interprètes, pour être parfaite, ne saurait pour autant masquer l'aspect de « recherche de la pierre philosophale ». D'où cette ambivalence qui est la marque même du spectacle. Avec une sorte de tâtonnement dans la volonté de rendre compte de l'œuvre et du propos de Tchekhov. Car, d'une certaine manière Vassiliev et ses interprètes ne parviennent pas à vraiment dégager le principe narratif de la nouvelle. Dans celle-ci l'histoire est racontée par le fameux inconnu, or sur le plateau nous sommes forcément, du moins dans la première partie du spectacle, dans le présent de la narration. Ce que nous sommes censés voir ne devrait l'être, en principe, qu'à travers le regard du narrateur, un révolutionnaire qui entend sous sa défroque de laquais atteindre (et abattre ?) le père de son maître, un homme d'État important. L'inconnu est là, serviteur zélé et muet au service d'un certain Orlov qui n'entretient en fait pratiquement pas de relation avec son père ou qui, en tout cas, se « désintéresse complètement de la retentissante activité de son père » ; il ne songe qu'à son confort absolu. Un confort brusquement mis à mal par l'arrivée et l'installation inopinées chez lui de sa maîtresse, une femme mariée, Madame Krasnovskaïa. Humiliée (et offensée pour dire comme Dostoievski auquel on songe), cette madame Krasnovskaïa s'enfuira avec l'inconnu, un autre humilié de par sa prétendue classe sociale, pour se retrouver à Venise puis à Nice où elle mourra en mettant au monde une petite fille, et alors qu'on la soupçonne de s'être empoisonnée. Fin du long périple de Pétersbourg à Venise puis à Nice en cette fin de XIXe siècle ? Non pas. L'inconnu, Vladimir Ivanovitch, reviendra à Pétersbourg et demandera à Orlov de trouver une solution pour la garde de l'enfant dont ce dernier est le père, et il demandera au passage de récupérer la longue lettre qu'il lui avait écrite avant de s'enfuir… Vassiliev concentre son récit théâtral sur le seul trio constitué de l'inconnu, d'Orlov et de Madame Krasnovskaïa dans des séquences où l'on retrouve à chaque fois deux des personnages : Orlov et Madame Krasnovskaïa, le narrateur et Madame Krasnovskaïa, le narrateur et Orlov, tous les personnages secondaires, mais néanmoins importants, ayant été éliminés. Pour ce faire il a inversé l'ordre chronologique de la nouvelle, le narrateur, muet et relativement peu présent lors de la première séquence, n'apparaissant que dans le deuxième temps et racontant ce qu'il s'est passé et ce qu'il se passe… texte projeté à l'appui et images des deux protagonistes filmés dans une gondole à Venise. Le trio d'acteurs assume avec une belle conviction le lent travail du temps et la dégradation de la nature humaine. Que deviennent les idéaux révolutionnaires de Vladimir Ivanovich qui en se retrouvant seul avec le père d'Orlov finit par renoncer à l'acte pour lequel il s'était engagé ? « Il n'y avait plus de doute : un changement s'était opéré en moi, j'étais devenu autre »… C'est ce travail du temps qui mène inéluctablement à la mort (Vassiliev utilise la musique de Mahler qui accompagnait la Mort à Venise de Visconti, renforçant le trait) qui est mis en exergue tout au long du spectacle beaucoup plus que la question de l'humiliation concernant Madame Krasnovskaïa et Vladimir Ivanovic. Dans la première partie, la plus probante du spectacle, Valérie Dréville (Zinaïda Krasnovskaïa) et Sava Lolov (Orlov) se livrent à une sorte de parade – répliques soudainement interrompues par une gestuelle chorégraphiée étonnante – d'une force et d'une grâce inouïes. Diction parfaite et découpée suivant une rythmique particulière avec des différences de tonalité déroutantes (surtout dans la deuxième partie du spectacle). On savait Valérie Dréville rompue à ce genre d'exercice : on la retrouve ici avec un bonheur extrême, et Sava Lolov la rejoint avec une belle et tout aussi intense aisance. Stanislas Nordey, lui, peine davantage à endosser le rôle du narrateur et joue encore en force. Tel quel et en dépit de ses imperfections – Vassiliev n'a pas encore trouvé toutes les clés pour rendre compte du texte de Tchekhov –, le spectacle séduit même dans sa scénographie (conçue par le metteur en scène et Philippe Lagrue) établie sur deux niveaux, le premier évoquant aux pieds des spectateurs une piste de cirque avec son mât central sur lequel grimpera l'enfant quelque peu grandie par rapport à la nouvelle (Romane Rassendren) à la fin du spectacle. On évitera de songer à la symbolique de tout cela...

Jean-Pierre Han