Cauchemar climatisé

Jean-Pierre Han

7 mars 2018

in Critiques

Fore ! D'Aleshea Harris. Mise en scène d'Arnaud Meunier. Théâtre de la Ville (Abbesses), jusqu'au 10 mars à 20 h 30. Spectacle créé à la Comédie de Saint-Étienne le 27 février 2018. En tournée à Nice et au Théâtre national de Bruxelles en mars. Tél. : 01.42.74.22.77

La réussite – car réussite il y a, il faut le dire d'emblée – du spectacle mis en scène par Arnaud Meunier sur un texte de l'américaine Aleshea Harris, Fore !, tient pour une bonne part à la manière dont il a été conçu avec le strict respect des règles de travail que les intéressés se sont édictés. Invité par Travis Preston qui dirige le CalArts à Los Angeles à créer un projet particulier, Arnaud Meunier ne s'est pas fait prier et les deux hommes ont réfléchi à une nouvelle forme de travail (et de production) faisant intervenir dix comédiens issus de leurs écoles respectives de Saint-Étienne et du CalArts. En élargissant encore le spectre, il se trouve – ce n'est pas un hasard –, que ces comédiens qui ont tous moins de 25 ans sont d'origines très diverses : française et américaine bien sûr, mais aux attaches italienne, turque, taïwanaise, etc. Un groupe de recherche est créé qui est complété par de jeunes concepteurs lumière, sonore, vidéo… et avec un auteur, Alesha Harris donc, et Arnaud Meunier en tant que metteur en scène. Depuis 2015 des workshops ont été organisés à Los Angeles et à Saint-Étienne fractionnant ainsi le temps de travail. À partir de là il s'agissait de savoir comment cette micro société allait vivre et se comporter, quel regard elle allait porter sur le monde, un monde dont les attentats du 11 septembre 2001 ouvrent une nouvelle ère qui se poursuit avec les récents attentats perpétrés en France. On remarquera au passage que Travis Preston avait accueilli Robert Cantarella quand celui-ci avait monté le 11 septembre 2001 de Michel Vinaver il y a une dizaine d'années déjà… Tout cela a été agité lors des différents workshops qui ont été organisés, et l'implication intime de chacun a pu s'exprimer lors de séances d'improvisations ; c'est lors d'un workshop à Los Angeles que des premiers linéaments d'une fable ont commencé à se faire jour. Aleshea Harris a pu se mettre à dessiner une trame à partir d'une adaptation libre de l'Orestie, une trilogie (décidément très sollicitée ces temps-ci par les gens de théâtre) repensée, décalée et revivifiée dans le monde d'aujourd'hui. Le résultat est au-delà de toute espérance. Le texte d'Aleshea Harris qui est tout sauf une « écriture de plateau » selon l'expression un peu niaise, dans son étonnante manière de proposer un nouveau dispositif dramaturgique, tout comme dans son écriture à la rythmique slamée (Aleshea Harris dont le talent commence à être reconnu est également poète) est d'une force inouïe qui vous saisit à la gorge dès son apparition avec le discours d'un des personnages, Doreen Halburton, une dirigeante, une mère comme il est stipulé. Alors oui, nous nous retrouvons de plain pied dans ce qu'énonçait Jean-Luc Godard qui est repris ici et affiché sur un écran : « Il ne s'agit pas de faire des films politiques, mais de faire des films politiquement. » Quant au dispositif réalisé par Carlo Maghirang, il met bien au jour les deux étages, les deux strates du cauchemar inventé par l'auteur, celui des Atrides (étage du bas), avec essentiellement le trio composé d'Agamemnon, de Clytemnestre et d'Oreste, saisis dans leur salle à manger où tout s'organise et se désintègre autour d'un repas, et celui du haut, la famille des Halburton, de la classe dirigeante. Le jeu de va et vient entre les deux niveaux, entre les deux univers qui vont finir par s'interpénétrer est saisissant. Dehors, car il y a aussi un extérieur, jamais montré, le peuple affamé gronde et se fait menaçant… On est hors temps et hors espace vraiment concret, mais au cœur de nos préoccupations et de nos douleurs. Tout cela est géré, repris, ressaisi avec une réelle maîtrise par Arnaud Meunier, et une sûreté dans la direction d'acteurs, tous au diapason et dans une parfaite cohérence, qui fait merveille ; un cauchemar (un peu long toutefois dans certaines redites du texte) qui renvoie à celui que nous vivons.

Jean-Pierre Han