Les origines d'une écriture

Jean-Pierre Han

3 mai 2017

in Critiques

Le Froid augmente avec la clarté d'après Thomas Bernhard. Un projet de Claude Duparfait. Théâtre national de Strasbourg jusqu'au 12 mai, puis Théâtre national de la Colline à Paris. Tél. : 03 88 24 88 00.

En lecteur amoureux de l'œuvre de Thomas Bernhard, Claude Duparfait n'a pas pu, après avoir mis en scène avec Célie Pauthe Des arbres à abattre, éviter de revenir à son auteur de prédilection. Tout au plus a-t-il quelque peu infléchi le registre d'écriture choisi en décidant de travailler délibérément sur deux œuvres autobiographiques, L'Origine et La Cave, réunies et adaptées sous le mystérieux titre d'une allocution prononcée en 1965 par Thomas Bernhard à Brême lors de la remise d'un prix littéraire, Le Froid augmente avec la clarté. Une allocution dans laquelle – cela n'étonnera personne – il revient sur l'état de déliquescence de l'Europe et du monde, sur l'homme nouveau avant de conclure sur la clarté « dans laquelle nous apparaît soudainement notre monde »… La thématique de la clarté et de son opposé, l'obscurité, se retrouve dans le spectacle proposé par Claude Duparfait qui débute donc avec L'Origine sur le versant obscur des choses pour se poursuivre en terme de clarification avec le second texte paradoxalement intitulé La Cave, mais c'est bien toute l'œuvre de Thomas Bernhard qui aime à jouer de ce type de paradoxe. La dynamique du spectacle est donc bel et bien ainsi proposée, de l'obscurité à la clarté, ce que la scénographie de Gala Ognibene tente de transcrire et de rendre palpable jusque dans l'utilisation des matériaux qui la constitue. Les deux récits s'articulent autour du souvenir des années d'adolescence de l'auteur, le premier, à l'âge de treize ans, lors de sa scolarité en 1944 dans un institut national-socialiste à Salzbourg, le deuxième dans le même établissement un an plus tard, en 1945, nazis chassés pour laisser place à des catholiques… Deux ans plus tard le jeune Thomas Bernhard décide d'abandonner ce « cursus » bien pensant du centre ville pour suivre celui de la pauvreté et de la marginalité, celui de la vraie vie même si celle-ci est une « antichambre de l'enfer », en lisière de la cité. Apprenti, il se retrouve au cœur du monde du travail et côtoie de « vrais gens »… L'empathie de Claude Duparfait pour l'univers et l'écriture de Thomas Bernhard est telle qu'il peut se permettre de ne pas nous restituer tels quels – dans une absolue fidélité – les deux récits de l'auteur. En fin connaisseur de la musique (sur ce point il rejoint d'ailleurs Thomas Bernhard), il organise une autre partition pour rendre compte de ces textes, distribue la parole et le chant bernhardien entre quatre comédiens (lui compris) représentant chacun un état, un espace intime (un enclos ?) de l'auteur. Pauline Lorillard, Annie Mercier et Florent Pochet tiennent à merveille le pari, chacun dans son registre, avec sa personnalité propre sous le regard et la participation de Claude Duparfait qui fait intervenir un cinquième personnage, le grand-père de l'auteur, un être chaleureux aux idées anarchistes, amateur de musique mais aussi de peinture, de philosophie qui aura véritablement passé la flambeau de son humanité à son petit-fils. Superbe figure à qui Thierry Bosc prête à merveille sa silhouette et son âme. Toutes ces voix se mêlent, s'entremêlent dans une étonnante et séduisante polyphonie. On s'écarte fort heureusement de l'écueil d'une simple illustration des propos de l'auteur ; Claude Duparfait, avec discrétion, a su mêler sa voix à celle de Thomas Bernhard afin paradoxalement de mieux la magnifier, alors que l'évolution, voire la transformation même de l'écriture du romancier se fait jour au fil du spectacle jusque dans ses imprécations et ses ressassements, ce qui n'est pas la moindre de ses qualités.

Jean-Pierre Han