Visions nocturnes

Jean-Pierre Han

29 mars 2017

in Critiques

Petit éloge de la nuit de Ingrid Astier, adaptation et mise en scène de Gérald Garutti. Théâtre du Rond-Point, jusqu'au 15 avril, à 20 h 30 (salle Roland Topor). Tél. : 01 44 95 98 21.



« Nous sommes de l'étoffe dont sont tissés nos rêves » avait affirmé le grand Shakespeare que le metteur en scène Gérald Garutti connaît bien pour avoir abordé son œuvre à maintes reprises aussi bien en tant que traducteur, que dramaturge ou que metteur en scène. Or l'élément naturel dans lequel peuvent le mieux s'épanouir les rêves est bien la nuit. Nous y voici donc conviés, dans un premier temps avec l'ouvrage d'Ingrid Astier, Petit éloge de la nuit, qui a pour ainsi dire donné l'impulsion au spectacle éponyme conçu et mis en scène par Gérald Garutti et à qui Pierre Richard prête avec une singulière poésie son corps et sa voix. Il y a dans la proposition de spectacle une sorte de gageure consistant à aller au-delà de l'abécédaire du livre d'Ingrid Astier, une forme qui lui convenait parfaitement, pour s'en aller vers d'autres terres de rêves, celles de la scène théâtrale. À l'abécédaire, Gérald Garutti a préféré une construction dynamique, en spirales étagées, n'hésitant pas à ajouter textes et poèmes sur le sujet formant ainsi ses propres « Hymnes à la nuit » portés par Pierre Richard dont la déambulation (avec ses temps d'arrêt et ses silences) le plus souvent autour du dispositif scénique imaginé par Éric Soyer – un carré-estrade percé en son centre d'une ouverture menant on ne sait trop où, dans les tréfonds de l'angoissante nuit ou dans les soubassements de la conscience... –, semble vouloir abolir le séparation entre le plateau et la salle ou en tout cas refuser le statut de la boîte noire du théâtre. Le parcours du comédien est réglé avec minutie jusque dans son errance, le metteur en scène lui laissant de vrais temps de respiration et paradoxalement une vraie liberté de mouvement. Pierre Richard profite au mieux de cette liberté, s'amuse des différents registres de jeu qui sont les siens, ceux que l'on connaît pour les avoir souvent appréciés dans les nombreux films et spectacles dans lesquels il s'est produit, une discrète fantaisie lunaire, et ceux que l'on connaît moins, une impalpable gravité qui refuse malgré tout de se prendre au sérieux. Il faut à ce stade admirer le doigté du metteur en scène qui sait aussi bien diriger les acteurs dans des grandes machines (Shakespeare justement, Koltès ou Musset) que dans des partitions plus intimes comme dans Les Carnets du sous-sol d'après Dostoievski que l'on retrouve d'ailleurs dans le spectacle (c'est un des ajouts personnels de Garutti…). Le spectacle tourne délibérément le dos à toute espèce de récital poétique. Il a le bon goût de s'ouvrir à l'infini, celui de la nuit, par-delà les simples mots des poètes, ce que suggèrent parfaitement les vidéos (Renaud Rubiano) et l'apparition filmée de la danseuse étoile Maris-Agnès Gillot, pour ne prendre que ces exemples. L'apparente modestie du propos contenu dans le titre même du livre et du spectacle (« Petit éloge »…) cache peut-être une vision plus ambitieuse de la vie nocturne et des fantômes qu'elle recèle…

Jean-Pierre Han