Kafka en Turquie

Jean-Pierre Han

27 mars 2017

in Critiques

Neige d'après. Mise en scène de Blandine Savetier. Manufacture des Œillets à Ivry. Jusqu'au 28 mars. Puis tournée à partir d'octobre 2017 (Bourges, Saint-Étienne…). Tél. : 01 43 90 11 11.

Adapter un roman au théâtre est un véritable piège, la réaction première étant tout naturellement d'établir un élément de comparaison entre l'œuvre littéraire et l'œuvre théâtrale, avec comme point d'orgue la question de savoir si la seconde est bien fidèle à la première… Dans ces conditions, peut-être conviendrait-il pour peu que l'on veuille apprécier au mieux le travail théâtral de Blandine Savetier à partir de Neige d'Orhan Pamuk ne pas tenter d'établir de minutieuse ressemblance avec le roman qu'elle a adapté avec Waddah Saab. Sauf à définitivement expliquer que le compte – même avalisé par l'auteur comme ce fut le cas ici – n'y est pas. Mais quel compte justement si l'auteur lui-même donc retrouve à travers une autre écriture, et peut-être même quelques écarts, l'esprit de son livre ? Les problématiques soulevées dans Neige écrit dans les années 1999-2000 et publié en France en 2011, sont bien là présentes dans le spectacle : le heurt et la confrontation entre les influences orientale et occidentale dans les corps et les consciences des protagonistes de la fable dans un pays, la Turquie, dont la capitale, Istanbul, est comme le symbole de cette double appartenance, les problèmes politiques avec l'islamisme, la laïcité, le nationalisme, la démocratie… rendus de plus en plus aigus au fil du temps pour en arriver aujourd'hui à un point d'exacerbation absolu. La trame inventée par Orhan Pamuk est de ce point de vue particulièrement parlante. On la retrouve sur le plateau vécue par des personnages parfaitement campés qui gravitent autour de la figure centrale, un certain Ka, pseudonyme d'un poète en panne d'inspiration, Kerim Alakusogle, revenu dans son pays et dans la ville de Kars, après un exil de quelques années en Allemagne. Ka est chargé de suivre la campagne des élections municipales et d'enquêter sur le suicide de jeunes filles voilées comme le lui a demandé un journal d'Istanbul. Or Kars se transforme en huis clos ; la neige coupe la ville du reste du monde… Décor campé pour le tourbillon d'intrigues et de personnages mettant en valeur le propos de l'auteur… Blandine Savetier, à la neige qui envahit tout comme le montrent les très belles images vidéo en début de spectacle, préfère, avec son scénographe Florent Jacob, planter sur le vaste espace de la belle scène de la Manufacture des Œillets où le spectacle faisait halte après avoir été créé au TNS et avant de repartir en tournée, une structure métallique qui pourrait plutôt évoquer le décor de la Colonie pénitentiaire de Kafka. Ka, bien sûr, c'est aussi le K de Kafka, et le personnage semble passer d'une rencontre à une autre, d'une situation à une autre, sans vraiment bien savoir ce qu'il en est réellement, comme dépassé par les événements. L'excellent Sharif Andoura lui prête sa silhouette et ses hésitations. Lui aussi, comme le Karl Rossmann de l'Amérique se retrouve devant son « théâtre de la nature d'Oklahoma », une troupe de théâtre en l'occurrence, dirigée par un acteur, Sunay Zaim (Philippe Smith) complice avec les autorités du pays lors d'une représentation théâtrale pour provoquer un putsch sanglant à l'encontre des islamistes. Encore n'est-ce là qu'un des nombreux épisodes entremêlés dans lequel se perd véritablement Ka, qui aura néanmoins retrouvé l'inspiration avant de déchirer tout ce qu'il aura réussi à produire après des révélations concernant la femme qu'il aime, qu'il est aussi revenu chercher pour repartir avec elle en Allemagne, en vain. Les histoires sont savamment intriquées les unes dans les autres et Blandine Savetier avec son équipe parviennent à les rendre palpables dans un spectacle passionnant de bout en bout et qui, en fin de course, parvient à rendre hommage à l'écriture d'Orhan Pamuk et à en éclairer tous les enjeux.

Jean-Pierre Han