Les entrelacs de la conscience

Jean-Pierre Han

21 mars 2017

in Critiques

Soudain l'été dernier de Tennessee Williams. Mise en scène de Stéphane Braunschweig. Théâtre de l'Odéon-Théâtre de l'Europe. Jusqu'au 14 avril à 20 heures. Tél. : 01 44 85 40 40.

Stéphane Braunschweig en décidant de mettre en scène Soudain l'été dernier de Tennessee Williams a pris tout le monde à contrepied. Comment cet habitué des brumes du Nord, celles de Norvège avec Ibsen ou Arne Lygre, ou celles d'Allemagne avec Büchner ou Brecht, pouvait-il ainsi changer de climat et d'horizon ? La surprise se poursuit une fois le rideau levé sur le plateau de l'Odéon-Théâtre de l'Europe dont il est devenu le directeur à la suite du décès de Luc Bondy. Les scénographies de ses spectacles qu'il assume toujours avec l'aide d'Alexandre de Dardel sont toutes sobres et tirées au cordeau ; elles sont les cadres emblématiques de son travail avec leurs lignes franches et nettes. Or cette fois-ci le spectateur est invité à plonger dès le lever de rideau dans une jungle avec arbres, plantes carnivores géantes et lianes, le tout agrémenté de froissements d'ailes, de cris d'animaux et autres bêtes sauvages qui ont le bon goût de baisser le ton lorsque les comédiens parlent (le son est signé Xavier Jacquot) après s'être frayé un passage… Bien sûr, l'aurions-nous oublié, nous sommes chez Tennessee Williams et c'est bien lui qui, au début de sa pièce écrite en 1958 décrit ce « jardin-jungle » aux couleurs criantes et propose ce tableau étouffant que Stéphane Braunschweig restitue fidèlement. En fait de bêtes sauvages, ce sont des humains non moins sauvages qui sont jetés sur scène par l'auteur. Que l'on en juge : la richissime propriétaire des lieux – nous sommes en Nouvelle-Orléans – est une certaine Mrs Venable dont le fils, Sébastien, un jeune, plus vraiment jeune et très improbable poète, est mort l'« été dernier » dans des circonstances aussi atroces que mystérieuses. Seule témoin de cette disparition, sa jeune cousine Catherine à qui il a demandé qu'elle l'accompagne au détriment de sa mère. Mrs Venable refuse d'entendre la version de l' « accident » donnée par Catherine, décide de la faire interner au prétexte qu'elle est folle et veut même la faire lobotomiser par un jeune neuropsychiatre qui aimerait être financièrement aidé pour pouvoir poursuivre ses recherches. Mais auparavant ce dernier veut accoucher Catherine du « véritable » récit du drame de la mort de Sébastien, allant jusqu'à lui injecter un sérum de vérité. « Si cette jeune fille disait la vérité »… estime-t-il. Entre l'image de la chasteté et de la pureté de son fils proclamée par Mrs Venable et le « poète » homosexuel sans doute tué et dévoré par ceux-là même avec qui il a frayé, où se situe la vérité ? Que s'est-il vraiment passé sur la plage espagnole de Cabeza de Lobo où se trouvaient Sébastien et Catherine qui servait, contrainte, de rabatteuse ? Cette simple trame qui renvoie aux mêmes thématiques d'autres pièces du dramaturge américain, qui renvoie également à son propre vécu (l'homosexualité, la lobotomie opérée sur sa sœur schizophrène et voulue par sa mère…), entre fantasme et réalité, entre passé et présent, Stéphane Braunschweig a le mérite – et là on le retrouve tout entier – de la rendre non pas claire, ce qui relèverait de l'impossible, mais franche dans ses enjeux contemporains. C'est un voyage qu'il nous propose, celui de toute véritable analyse. Et c'est passionnant, d'autant que les personnes chargées de nous accompagner dans cette traversée sont tout à fait exceptionnelles. Les deux protagonistes qui s'affrontent à fleurets non mouchetés ont pour nom Luce Mouchel (Mrs Venable, la mère) au talent déjà mille fois reconnu, mais toujours discrète, et ici dans une tranchante raideur et Marie Rémond étonnante de force dans son apparente fragilité, un être égaré dans la jungle de l'humanité, toutes deux dirigées de main de maître par Stéphane Braunschweig, et alors qu'entre ces deux femmes intervient le psychiatre interprété par l'acteur noir Jean-Baptiste Anoumon, ce qui est une idée juste si l'on veut souligner le fait que même si le monde d'autrefois a changé des séquelles (ségrégationnistes notamment) subsistent bel et bien dans cette partie du monde. Le reste de la distribution (Océane Cairaty, Virginie Colemyn, Boutaïna El Fekkak et Glenn Maurasse) est à la hauteur du trio majeur qu'il sert de la meilleure des manières.

Jean-Pierre Han