Réfléchir le réel

Jean-Pierre Han

11 mars 2017

in Critiques

Les Bas-Fonds de Maxime Gorki. Mise en scène d'Éric Lacascade. Spectacle créé au TNB (Rennes). Jusqu'au 11 mars. Reprise du 17 mars au 2 avril aux Gémeaux de Sceaux. Tél. : 01 46 61 36 67.

Éric Lacascade a beau avoir établi une relation privilégiée avec l'œuvre de Gorki dont il a déjà présenté avec succès Les Barbares puis Les Estivants, s'attaquer aujourd'hui aux Bas-Fonds de l'auteur russe relève pour lui d'une nécessaire gageure artistique. Même si le sujet de la pièce de Gorki créée en 1902 ne peut qu'évoquer ce qui se passe aujourd'hui dans nos sociétés dites civilisées où la misère se répand telle une maladie contagieuse, générant de nouveaux pauvres, alors que le problème des migrants devient de plus en plus aigu, la question pour Éric Lacascade ne consiste pas tant à présenter un décalque de cette abrupte réalité, qu'à bien savoir comment en rendre compte, sous quelle forme, sans tomber dans tous les clichés d'usage. Autrement dit, comment envisager son travail d'homme de théâtre « au cœur du réel », et ce n'est certes pas un hasard si le titre de l'ouvrage qu'il vient de sortir porte justement ce titre d'Au cœur du réel… Éric Lacascade poursuite sa réflexion en actes sur le réel et a l'intelligence de transcender dans son spectacle la simple description d'un groupe de marginaux et autres exclus tel que le peint d'une plume acérée Gorki qui ne se tracasse guère pour dessiner la ligne d'une quelconque intrigue durant une bonne partie de sa pièce, pour ouvrir sa description à celle d'une communauté (théâtrale entre autres) dont la seule préoccupation est de survivre, parfois avec encore des rêves plein la tête. Ce qui est proposé sur le vaste espace du plateau ce sont différentes lectures possibles, différentes strates de représentations. La strate théâtrale mêlant les anciens compagnons de route du metteur en scène (Arnaud Chéron, Arnaud Churin, Murielle Colvez, Christophe Grégoire, Alain d'Haeyer…, tous apportant le poids de leur solide expérience) avec les jeunes pousses tout juste sortis de l'École du TNB dont il assume la direction depuis quelques années (Pénélope Avril, Mohamed Bouadia, Gaétan Vettier…), n'étant pas la moins passionnante jusque dans sa délicate osmose. L'équipe (c'en est une) est ainsi lancée dans l'espace intelligemment agencé, avec là aussi différents degrés de profondeur, correspondant à différents temps de la pièce, par Emmanuel Clolus. Aucune complaisance ni voyeurisme dans cette représentation de la misère, mais une volonté affichée de nous la donner à penser. Une pensée qui nous fuit au fur et à mesure que le monde se dégrade. Dès lors le constat ne peut être que brutal, comme est brutale la fin de la pièce qui voit l'un des protagonistes (qui rêve de poésie et de théâtre) se pendre.

Jean-Pierre Han