Une parfaite niaiserie

Jean-Pierre Han

26 février 2017

in Critiques

La Règle du jeu d'après le scénario de Jean Renoir. Mise en scène de Christiane Jatahy. Comédie-Française. Jusqu'au 15 juin en alternance. Tél. : 01 44 58 15 15.

D'un chef-d'œuvre signé Jean Renoir qui a marqué l'histoire du cinéma, la brésilienne Christian Jatahy a réussi à rendre une copie vaguement théâtrale mais totalement inepte avec la complicité de la Comédie-Française. Si c'est cela le renouveau annoncé par l'administrateur de la maison de Molière, Éric Ruf, on ne peut qu'être réellement inquiet, pour ne pas dire plus et devenir désobligeant. Cela dit, voilà en revanche un spectacle qui est bien dans l'air du temps, qui en est même quasiment le symbole. Aucune intelligence, ni vision quelconque, un simple condensé de tous les clichés destinés, sous leurs côtés clinquants et soi-disant modernes, à rassurer ces crétins de spectateurs que nous sommes. Adapter La Règle du jeu, en livrer une version théâtrale qui se passerait de nos jours, dans notre société d'aujourd'hui, pourquoi pas ? À voir le résultat on s'aperçoit bien vite que n'ont été retenus que les grandes lignes du scénario – c'est toujours pratique lorsque l'on n'a aucune idée et que l'on ne sait pas quoi faire, cela dépanne. Le reste est d'une totale indigence. Avec la géniale idée de transporter la luxueuse résidence en Sologne du marquis Robert de la Cheyniest, l'un des personnes principaux du film, dans les locaux de la Comédie-Française afin, nous dit-on, de mieux faire connaître ce beau théâtre. Cela se résumera à quelques plans des couloirs menant aux loges, un coin cuisine, le hall d'entrée et les somptueux escaliers menant aux étages ; allons bon, le prestigieux théâtre gardera ses mystères, tant mieux. Pour ce qui concerne l'économie du spectacle, on reste bien évidemment entre soi. Les aménagements à l'ère moderne ne sont guère probants : l'aviateur qui vient de battre le record de traversée de l'Atlantique, amoureux de la femme de Robert de la Cheniest, Christine, est devenu un navigateur solitaire ; d'autrichienne la jeune femme (le film est sorti à la veille de la Deuxième Guerre mondiale) est transformée en beurette, le tout à l'avenant. Pas de quoi fouetter un chat. Mais pour bien appuyer le propos d'actualité quand même, on a rajouté de-ci, de-là quelques répliques du genre, « puisque les politiques se permettent tout (entendons sont tous pourris), pourquoi pas nous ! »… La séance commence par un film de 26 minutes, pas moins, dans lequel nous sommes conviés à voir arriver les convives à la résidence du marquis en voiture de luxe avec chauffeurs, tous pensionnaires bien connus de la Comédie-Française (Didier Sandre, Dominique Blanc, Gilles David…) que l'on reconnaît bien évidemment, et qui font donc de la figuration à bon compte. Au bout des vingt-six minutes l'écran se lève pour laisser place au plateau et à ses coulisses. Vont se dérouler des saynètes où chaque comédien en chair et en os cette fois-ci aura son morceau de bravoure, les uns après les autres, ainsi, par exemple, l'excellente comédienne Elsa Lepoivre dans un registre que l'on ne lui connaissait pas, fait un numéro incroyable, mais parfaitement gratuit : on comprend cependant le plaisir qu'elle a dû prendre à le réaliser ; pour ce qui est de son utilité dans le déroulement du spectacle c'est une autre question qui n'a sans doute pas effleuré les « concepteurs » du spectacle. De même puisque désormais les comédiens de la maison savent chanter (plutôt bien d'ailleurs), tous irons de leur chansonnette qu'ils feront fredonner à la salle en pleine pâmoison, Dalida, Gigliola Cinqueti qui gagna jadis le Grand prix de l'Eurovision… On croit rêver, mais non. On se dit que le jour où les comédiens sauront bien danser nous aurons droit à des numéros de claquettes au milieu des vers de Racine… Et le public, aux anges, de lever les bras et de « rythmer » les airs bien connus pendant qu'un des comédiens essaye de faire réagir un spectateur rougissant en lui tendant son micro… La caricature ne s'arrête pas là ; il y a bien sûr une folle de service (Serge Bagdassarian) trimballant des robes pour que tout le monde se travestisse comme lui. Le marivaudage (Renoir s'était lointainement inspiré de Marivaux, tout comme de Beaumarchais, entre autres) se déroule avec des semelles de plomb. Durant cette partie, bien évidemment, tout ce petit monde est filmé et impossible d'échapper aux images en gros plan. Pour ce qui est de la nécessité d'un tel procédé (appel est même fait à l'intervention « éblouissante » d'un drone portant une caméra) on s'interroge encore… Le spectacle se clôture avec un nouveau film. Le tout est d'une parfaite niaiserie et l'on souffre pour les excellents comédiens que sont Suliane Brahim (Christine), Jérémy Lopez (Robert de la Cheniest), Laurent Lafitte (le navigateur), Éric Génovèse et leurs camarades.

Jean-Pierre Han