Bernard Sobel tel qu'en lui-même

Jean-Pierre Han

20 septembre 2016

in Critiques

Duc de Gothland de C.D. Grabbe. Mise en scène de Bernard Sobel. Théâtre de l'Épée de bois, (Cartoucherie de Vincennes). Jusqu'au 9 octobre à 20 h 30. Tél. : 01 48 08 39 74.

Grabbe écrit sa première pièce, Duc de Gothland, à l'âge de 21 ans, G. Büchner sa Mort de Danton à 22 ans. Destins fulgurants que ceux de ces deux poètes qui ont révolutionné le théâtre, et se suivent à une dizaine d'années près. Ils disparaîtront pratiquement en même temps, le premier en 1836, le second en 1837. Leur destin littéraire posthume est en revanche bien différent : autant Büchner est célébré, joué un peu partout et considéré comme l'un des pères du théâtre contemporain, autant Grabbe a disparu, tombé corps et biens dans les oubliettes de l'histoire. Il faut donc absolument saluer le nécessaire travail de Bernard Sobel qui, avant même de nous donner ce Duc de Gothland, avait déjà proposé Napoléon ou les Cent-Jours et Hannibal, deux autres des sept pièces que l'on connaît de Grabbe, et toujours dans des traductions-adaptation de Bernard Pautrat, très fidèle collaborateur du metteur en scène. On retrouve d'ailleurs dans l'aventure d'aujourd'hui quelques autres fidèles, Mina Ly aux costumes, Lucio Fanti au décor, Michèle Raoul-Davis bien sûr, alors que la distribution – comme dans ses dernières productions – opère un subtil et très efficace mélange entre comédiens de grande expérience (Jean-Claude Jay, Denis Lavant, Claude Guyonnet…) et jeunes pousses que soutiennent l'ENSATT et le JTN… Un amalgame réussi pour narrer les péripéties (elles sont nombreuses) de ce fameux Duc de Gothland. Une pièce qui, en grande partie se résume à un duel – saisi dans les tourments de l'Histoire – entre deux hommes, deux figures hors normes, « monstrueuses » sans doute, celle du duc, héros national à la moralité intransigeante, et celle de son impitoyable adversaire, son double noir, le « nègre », celui qu'à très juste titre Michèle Raoul-Davis, la dramaturge de Sobel désigne ainsi en référence au « nègre » du Rimbaud d'Une saison en enfer : « je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares, etc. » Étrangement, si l'on se réfère à Rimbaud (qui naît, lui, dix-huit ans après la mort de Grabbe), on remarquera qu'un autre auteur dramatique allemand y fait directement allusion, empruntant carrément des phrases entières au poète, il s'agit de Brecht dans un autre duel, celui mis en lumière dans Dans la jungle des villes. Un combat sans merci s'engage donc entre le Duc de Gothland, l'occidental, le civilisé, et le « nègre », le sauvage, entre Matthieu Marie et Denis Lavant, tout deux étonnants dans cette danse de mort interprétée sur scène et hors scène (dans la salle que Bernard Sobel commence à bien connaître), espace ainsi ouvert et habité. Et l'on se dit que C.D. Grabbe avait un talent fou (au sens premier du terme) qui semble convoquer dans sa pièce tout Shakespeare (Othello, Le Roi Lear, etc.) avec la violence d'un autre élisabéthain, Marlowe… Tout cela mené de main de maître, et avec un plaisir évident, par Bernard Sobel dans ce qui constitue une des belles propositions de la rentrée théâtrale.

Jean-Pierre Han