Un chant d'amour

Jean-Pierre Han

16 septembre 2016

in Critiques

'' Antoine et Cléopâtre'' de Tiago Rodrigues. Festival d'automne, Théâtre de la Bastille. Jusqu'au 8 octobre. Tél. : 01 43 57 42 14.

Révélation du Festival d'Avignon 2015, Antoine et Cléopâtre de Tiago Rodrigues arrive un an plus tard à Paris, dans le cadre du Festival d'automne cette fois-ci, et alors que son auteur-metteur en scène s'est rapidement adapté à la vie parisienne, grâce notamment au Théâtre de la Bastille qu'il a investit pendant deux bons mois et où il a, entre autres, présenté un savoureux Bovary d'après Flaubert. Tiago Rodrigues reprend donc son fameux Antoine et Cléopâtre lointainement inspiré de la pièce de Shakespeare dont on ne retrouvera que quelques brèves répliques dans le spectacle. Avouant d'emblée et en toute honnêteté être dans l'incapacité de faire jouer l'œuvre « ”comme il faut”, avec les règles que l'on nous a apprises pour jouer ce théâtre-là. Je ne me sens pas à la hauteur, je n'en ai pas le courage ou la sagesse » (Les Inrocks), le jeune directeur du Théâtre national Dona Maria II à Lisbonne, a entièrement réinventé la pièce de Shakespeare, réécrivant un « autre » texte (poète, il a composé six chants autour des deux figures mythiques, figures dont le cinéma hollywoodien n'a pas manqué de s'emparer, en 1963, avec un trio composé de Joseph Mankiewicz, le réalisateur, Richard Burton et Elisabeth Taylor dans les rôles-titres), inventant un nouvel espace, une scénographie belle et pertinente, pour lancer sur le plateau ses deux comédiens, également chorégraphes et danseurs, Antoine et Cléopâtre, superbes Sofia Dias et Vitor Roriz, chargés de rendre compte de l'histoire de leur passion incluse dans la grande Histoire. Dans l'espace épuré recouvert au sol par une toile couleur sable qui se prolonge bleuie en fond de scène vers les cintres ou le ciel, avec un grand mobile à la Calder dans lequel se reflètent parfois la silhouette des protagonistes, se joue une surprenant partition à deux, elle et lui, lui et elle, Antoine et Cléopâtre, dans une chorégraphie minimaliste fascinante qui vous emporte dans un autre espace-temps, ramassant tous les espaces et toutes les temporalités de la pièce de Shakespeare. Dans le même mouvement tout se passe comme si les deux interprètes tentaient, en vain, d'habiter l'espace devant nos yeux, de saisir la matière même du temps, répétant les mêmes gestes, énonçant les mêmes vers de Tiago Rodrigues, dans un jeu de répétitions, d'inversions de rôles et de paroles, entre accords et désaccords, aimantation entre les deux amants et désaimantation. De cette approche qui trouve sa propre grammaire sourd une émotion intense et rare. D'Avignon à Paris, les protagonistes ont fait le louable effort de dire leur texte directement en français. Belle et généreuse attention à notre égard, mais on pourra toujours regretter la langue originale et ses sonorités qui s'accordaient à merveille aux mouvements et à la respiration des deux acteurs portugais. S'opère en français un très léger décalage, chez Vitor Roriz notamment, dû à l'effort pour parler et jouer correctement, mais la performance reste magnifique.

Jean-Pierre Han

d'après la critique parue en juillet 2015