De nouveaux possédés

Jean-Pierre Han

13 septembre 2016

in Critiques

Les Frères Karamazov de Dostoievski. Mise en scène de Frank Castorf. Festival d'automne/MC 93. Friche industrielle Babcock, La Courneuve. Jusqu'au 14 septembre à 17 h 30. Tél. : 01 53 45 17 17.

La saison théâtrale commence de la plus forte des manières avec un spectacle signé Frank Castorf qui a réinvestit pour l'occasion Les Frères Karamazov de Dostoievski. Pas sûr du tout que la suite de la saison puisse se maintenir à un tel niveau d'exigence et de qualité, alors autant en profiter au plus vite. Six heures quinze, c'est le strict minimum nécessaire pour le metteur en scène allemand (qui va quitter la direction de la célèbre Volksbühne) pour se fondre dans l'ultime œuvre de l'auteur russe qui estimait que c'était là son chef d'œuvre, pour faire chanter ou plutôt hurler les mille pages du livre à l'origine livrées sous forme de feuilleton (policier) ; se fondre, oui, mais aussi la revisiter de l'intérieur sans craindre de la faire voler en éclats pour la faire parler au public d'aujourd'hui, mais toujours dans la justesse de l'esprit de l'auteur. À ce stade, le travail d'adaptation de Frank Castorf est on ne peut plus pertinent ; il n'hésite pas notamment à faire appel à des textes du jeune auteur russe, jamais traduit en français, DJ Stalingrad (pseudonyme de Petr Silaev) tiré de son roman Exodus dont le moins que l'on puisse dire à l'écoute des extraits repris dans le spectacle est qu'il ne fait pas dans l'allusion ni la dentelle, dénonçant avec violence la politique de Poutine avec ses services secrets ou encore l'église orthodoxe, et l'accointance de tous ces « acteurs » pour mieux tenir le peuple sous leur joug… C'est un long voyage au bout de la nuit auquel il nous est donné d'assister alors que pour atteindre le lieu de représentation situé dans la Friche industrielle Babcock à la Courneuve qui prête une partie de son immense espace (18 hectares) à la MC 93 de Bobigny toujours en cours de rénovation, on longe des hangars (halles) monumentaux qu'aurait sûrement apprécié Koltès, une zone très particulière et étrange qui, à certains égards, correspond bien à l'univers de Dostoievski. Castorf lui, avec son spectacle, s'y sent également à l'aise : il a installé son immense décor, avec datcha, bassin avec kiosque, sauna caché derrière des palissades en bois, escaliers tortueux, couloirs sombres, chambre perchée en hauteur, salle à manger ou à coucher, etc., toute une construction aussi savante que labyrinthique dans laquelle les comédiens se poursuivent, se perdent, se retrouvent. Découverts, ils sont traqués par des cadreurs dont les images sont projetées sur un écran noir. La scénographie est la dernière (il a disparu en 2015) du collaborateur habituel de Castorf, Bert Neuman, immense et à la fois petite dans la halle utilisée dans le sens de la longueur – toute une trajectoire que parfois les comédiens empruntent en allers et retours –, elle correspond en tout point à l'esprit du spectacle : labyrinthique effectivement, répétitif, puis violemment elliptique, hallucinatoire aussi, toute une gamme qui laisse le spectateur pantois et qui tente de suivre l'évolution de ces quatre frères Karamazov auxquels s'oppose le père ignoble qui sera assassiné par l'un d'entre eux. C'est éblouissant d'intelligence, de rouerie aussi, de provocation parfois un peu trop appuyée, mais qu'importe, (c'est le style Castorf), nos corps sont saisis, les acteurs imposent leur propre corporéité avec virulence, ils sont tout simplement extraordinaires tous les onze, de Daniel Zillmann (Aliocha) Kathrin Angerer (Grouchenka) en passant par Hendrik Arnst (Fiodor Karamazov, le père), ou, pour nous autres français, par Jeanne Balibar, dans plusieurs rôles et même celui du… Diable ! Ce faisant, Frank Castorf renvoie à leurs chères études tous ses imitateurs (on en a vu certains au dernier festival d'Avignon), notamment ceux qui s'acharnent à vouloir filmer les évolutions des comédiens sur scène sans que l'on sache très bien pourquoi. Castorf qui a été le premier à utiliser ce procédé leur donne ici une véritable leçon… avec les cadrages enfin pensés et au service d'une dynamique générale impulsée par ailleurs.

Jean-Pierre Han