Quête intime et politique

Jean-Pierre Han

4 mars 2016

in Critiques

Les Ombres et les lèvres. Texte et mise en scène de Marine Bachelot Nguyen. Création au Théâtre national de Bretagne à Rennes en février 2016.

Le chemin suivi par Marine Bachelot Nguyen pour réaliser son projet théâtral pour lequel elle a été lauréate du programme Hors les Murs de l'Institut français en 2014 était semé d'embûches. Traiter d'un sujet concernant la communauté LGBT que ce soit au Vietnam, lieu de destination pour sa recherche, ou ailleurs n'allait pas de soi. D'autant qu'à ce travail sur place Marine Bachelot Nguyen que nombre d'instances institutionnelles commencent à suivre (et à soutenir) avec attention, ajoute une autre dimension : celle d'aller sur les traces de sa mère vietnamienne décédée un an plus tôt. Comment dès lors marier ce qui est de l'ordre du documentaire à l'intime le plus profond sans tomber dans un psychologisme de mauvais aloi ? Quel récit mener, quelle forme (théâtrale) adopter ? Autant de questions sur lesquelles pas mal d'artistes, dans la même configuration, se sont déjà cassé les dents, mais que Marine Bachelot Nguyen, elle, résout de brillante manière. D'abord parce qu'elle possède quelques atouts : celui d'une belle et forte écriture qui ne craint pas d'aller au cœur du sujet traité, sans afféterie, de dire, d'affirmer très clairement les choses : « mon propre vécu de lesbienne française, née d'une mère vietnamienne, entre évidemment en ligne de compte, comme impulseur intime de cette recherche, comme zone de résonance avec les réalités et les altérités rencontrées ». Le beau titre de son spectacle illustre bien sa capacité à se saisir de la réalité des choses pour la faire sienne. Les Ombres et les lèvres reprend simplement des termes péjoratifs pour désigner gays et lesbiennes dans la langue vietnamienne : « Bong », autrement dit « ombre » pour les homosexuels, alors que « Ô-Moi » qui renvoie à la notion de lèvres s'applique aux lesbiennes. De termes méprisants en vietnamien, Marine Bachelot Nguyen tire ainsi un titre français quasiment poétique tout en restant parfaitement fidèle à leur signification première… Autre atout de taille : une parfaite maîtrise de la forme théâtrale dans une scénographie signée Bénédicte Jolys simple et efficace, un choix de distribution judicieux et équilibré qui fait appel à des interprètes aux origines et aux formations différentes. Ils sont quatre sur le plateau (Romain Brosseau, Marina Keltchewsky, Tien Lê et Cathy Ming Jung) à assumer les rôles d'une multitude de personnages, alors que dans le même temps se poursuit le voyage intérieur de l'auteur qui préfère employer le « tu » au « je », créant ainsi un autre rapport entre la chose dite et les destinataires de sa parole. Tout, superbes photos de Maika Elan et discrète vidéo de Julie Pareau, est parfaitement agencé et donne un début de réponse à la question du théâtre documentaire lié au politique telle que l'envisageait et l'envisage encore un homme de théâtre comme Jacques Delcuvellerie dont on rappellera que le titre du dernier spectacle s'appelle L'Impossible neutralité. Aucune neutralité chez Marine Bachelot Nguyen bien au contraire mais une tranquille, forte et courageuse conviction qui parvient non seulement à saisir dans un même geste la réalité de la démarche de la LGBT au Vietnam et son intime, mais aussi à unir passé et présent. Espaces et temps pour ainsi dire rameutés. L'histoire du Vietnam est bien là, de la colonisation aux guerres qui ont ravagé le pays, jusqu'à la société d'aujourd'hui, la première de l'Asie du Sud-Est à ne plus interdire le mariage homosexuel et dont la première "pride" eut lieu à Hanoï en 2012 au moment où, comme il est dit dans le spectacle, se déroulaient les manifestations contre le mariage pour tous en France… Les Ombres et les lèvres est une incontestable réussite. Créé au TNB de Rennes, où réside Marine Bachelot Nguyen avec sa compagnie et le collectif d'auteurs Lumière d'août (une appellation en référence à Faulkner ?) il serait navrant et inquiétant qu'il ne puisse pas tourner hors de cette région.

Jean-Pierre Han