Une nouvelle sonate des spectres ?

Jean-Pierre Han

3 mars 2016

in Critiques

La Ménagerie de verre de Tennesse Williams. Mise en scène de Daniel Jeanneteau. Création à la Maison de la culture d'Amiens. Puis tournée en France, et passage à Paris au Théâtre de la Colline à partir du 31 mars. Tél. : 01 44 62 52 52.

Sans doute convient-il de souligner la parfaite fidélité de Daniel Jeanneteau à… lui-même ! En 2011, dans le lieu magique du Performing Arts Center de Shizuoka au Japon, un superbe village théâtral à flanc de colline qu'il fréquente régulièrement, il avait déjà mis en scène La Ménagerie de verre de Tennessee Williams avec des comédiens japonais, dans une scénographie parlante bien évidemment conçue par lui. Il y revient cette fois-ci dans le même dispositif réduit à l'essentiel – pourquoi en changer si il répond aussi justement à sa pensée ? – mais avec une distribution française que Dominique Reymond marque de son indélébile empreinte. Daniel Jeanneteau avait déjà dirigé l'actrice en 2008 dans une pièce d'August Stramm, Feux. Un spectacle inoubliable dans lequel elle réalisait une performance absolument incroyable subjuguant tout en l'interpellant le public et son metteur en scène qui, deux ans plus tard, écrivait un portrait d'elle dans le journal du théâtre Amandiers-Nanterre qu'il conviendrait de citer dans son intégralité. Contentons-nous d'en reproduire quelques extraits : « Elle est incandescente et retenue, inquiète et lumineuse, courtoise et déchaînée, évidente et complexe, libre et dévouée, forte et vacillante, souveraine et pleine de doutes… On pourrait n'en jamais finir, au gré des infinies varions de son jeu »… et un peu plus loin, « son travail ne se referme pas sur la forme trouvée, elle n'exécute pas son rôle : elle-même devient forme, et se lance dans la représentation comme dans une aventure de sa propre vie »… À ses talents de scénographe et de metteur en scène Daniel Jeanneteau ajoute celui de l'écriture et de l'analyse du jeu de l'acteur. Une analyse qu'il met donc en pratique sur le plateau, car sa réalisation de La Ménagerie de verre est pour ainsi dire tout entière tournée, semble-t-il, vers une direction d'acteurs aussi minutieuse que particulière. Dominique Reymond y est, là aussi, étincelante poussant son jeu jusqu'à l'extrême limite de toute inutile vraisemblance en décalage nécessaire du jeu de ses partenaires et notamment de celui d'Olivier Werner, lui aussi parfait dans le rôle qui lui est assigné, celui d'un fils prisonnier (par devoir moral ?) du cercle familial composé de la mère et de sa sœur handicapée (Solène Arbel), le père ayant depuis longtemps volontairement disparu. Tom, le fils qui ne rêve que d'un ailleurs, cherchant à suivre ainsi les pas de son père est aussi le narrateur de la pièce qui va donc se dérouler devant nos yeux… Cette double fonction du personnage de Tom déconnecte la pièce de toute tentation de réalisme. À partir de cette donnée, Daniel Jeanneteau suit le fil, crée une boîte claire aux parois de tulle ainsi qu'une sorte d'avant scène dévolue au narrateur. Rien vraiment qui puisse nous raccrocher à une quelconque réalité. Le sol duveteux absorbe les sons, une table est installée au lointain à cour, rien n'est posée dessus, elle est lisse. Nous sommes dans un espace vide, celui du no man's land d'un rêve : ce ne sont pas des êtres de chair et de sang qui vont évoluer dans cet espace clos mais des fantômes. À ce stade, Daniel Jeanneteau poursuit sa trajectoire qui passe par ses scénographies pour des spectacles de Claude Régy et par ses propres mises en scène et notamment celle de La Sonate des spectres de Strindberg, un titre plutôt emblématique si l'on veut bien considérer qu'il est bien question ici de spectres à qui, justement, Dominique Reymond donne, corps et âme, paradoxalement forme, devenant elle-même forme, pour reprendre l'expression de Daniel Jeanneteau. Quelque chose se joue dans ce spectacle, quelque chose qui est de l'ordre de la disparition. Il faut louer les comédiens, Olivier Werner, Solène Arbel, Pierric Plathier, emmenés par Dominique Reymond de se prêter à ce jeu étonnant et dangereux qui touche aux fibres de l'être.

Jean-Pierre Han