Une fable politique

Jean-Pierre Han

22 février 2016

in Critiques

Une trop bruyante solitude de Bohumil Hrabal. Mise en scène de Laurent Fréchuret. Théâtre de Belleville. Les lundis à 21 h 15, les mardis à 19 h 15. Tél.: 01 48 06 72 34.

Grand palabreur devant l'éternel, à l'écriture subtile qui sait mêler tous les genres, Bohumil Hrabal demeure encore trop peu connu en France. Il faut, sauf erreur, quasiment remonter à 1995 pour voir un de ses romans porté à la scène par Michel Dubois, avec Jean-Paul Farré dans le rôle-titre, Moi, qui ai servi le roi d'Angleterre. Le cinéma en revanche, par l'intermédiaire du cinéaste Jiri Menzel, nous le fit connaître davantage… mais Bohumil Hrabal pourtant l'un des écrivains tchèques majeurs de la deuxième partie du XXe siècle n'occupe toujours pas la place qu'il mérite. Ce dont on ne peut que déplorer. Il faut donc remercier Laurent Fréchuret de le mettre en lumière avec son adaptation d'Une trop bruyante solitude, un de ses romans phares dont le cinéma s'empara également. La fable de Hrabal est belle et forte : l'action se passe dans une cave, au sous-sol de l'humanité pour ainsi dire ou d'une cale d'un navire en perdition. Depuis trente-cinq ans un homme, un certain Hanta, est chargé d'alimenter sa presse mécanique pour broyer des livres, des tonnes de livres ; la beauté et le savoir du monde lui passent ainsi entre les mains avant de disparaître à jamais. De cette activité atroce pour qui veut bien la considérer de près, Hanta, tee-shirt et pantalon maculés de taches de graisse, verre de bière à la main sans doute pour mieux supporter l'atmosphère confinée qui lui dessèche la gorge et surtout le caractère monstrueux de son travail, a une parfaite conscience. À telle enseigne qu'au fil des années il s'acharne à sauver quelques trésors de l'humanité : deux tonnes de livres qu'il rapporte chez lui et entasse là où il le peut. Il devient ainsi une sorte de sauveur des trésors de l'intelligence de ce monde. Laurent Fréchuret le saisit dans le lieu clos de son travail souterrain, héros de l'ombre, alors qu'en pleine lumière, « là haut », le monde poursuit sa marche vers le degré zéro de la pensée. Cet homme, Thierry Gibault lui prête sa silhouette, ses errances spirituelles, ses souffrances aussi, avec la force et le talent qu'on lui connaît, dans l'espace restreint et plongé dans l'obscurité du plateau du théâtre de Belleville, où le travail soigné sur le son et la lumière acquièrent une importance majeure (ils sont respectivement signés François Chabrier et Éric Rossi). La fable est d'autant plus cruelle et ironique que le livre de Bohumil Hrabal fut victime de la censure d'état ; Une trop bruyante solitude circula d'abord sous forme de samizdat avant d'être enfin publié en 1976. Ce n'était pas la première fois que son auteur connaissait les foudres de la censure… Laurent Fréchuret et Thierry Gibault lui redonnent vie.

Jean-Pierre Han