Ivo van Hove l'anti Carmelo Bene

Jean-Pierre Han

8 février 2016

in Critiques

Kings of war d'après Shakespeare par Ivo Van Hove avec le Toneelgroep Amsterdam a été présenté au Théâtre national de Chaillot du 22 au 31 janvier 2016.

L'establishment théâtral a ses codes et son esthétique qualifiée du beau nom d'excellence artistique. Faire partie de cette catégorie présente bien évidemment de nombreux avantages, celui notamment d'abolir toutes les frontières, les spectacles présentés voyageant aux quatre coins de la planète, de festival en festival et de théâtres hauts de gamme en institutions prestigieuses, les productions étant, elles aussi, internationales. Côté réception médiatique vous aurez droit à tous les honneurs, voire carrément à des moments de pâmoison des plus grands noms de la critique (ceux des « grands » journaux en fait), les autres, les petits, se contentant, dans une démarche toute mimétique, de suivre le mouvement. Quant au public, le cher public… Quel public justement ? Dans son récent livre d'entretiens avec le journaliste Gerhard Jörder, Backstage, Thomas Ostermeier, une des étoiles de ce petit monde, expliquait très clairement, avec une froide lucidité, à quel public de consommateurs son théâtre s'adressait. En somme il lui donne à ce public, avec talent, très exactement ce qu'il attend de lui. Tout le reste n'est que vaines arguties. Mais soyons franc, ce petit monde ne nous est pas totalement étranger, et il nous arrive parfois, mais oui, de prendre plaisir à certaines de ses manifestations reconnaissant le talent des uns et des autres. Mais c'est précisément parce que certains des artistes de cette excellence artistique ont du talent qu'il n'est pas acceptable de tout avaliser de leur part et que l'on est en droit sinon en devoir de parfois poser quelques questions mal-pensantes. Le belge Ivo van Hove est une des valeurs sûres de cette caste très fermée de l'excellence artistique. Son nom a ainsi circulé, comme celui d'Ostermeier, pour la succession de Luc Bondy au Théâtre de l'Europe-Odéon (finalement attribué à la va-vite à Stéphane Braunschweig) et tout le monde l'attend avec impatience avec son spectacle tiré du film de Visconti, Les Damnés, interprété par la troupe de la Comédie-Française cet été dans la Cour d'honneur du palais des papes au festival d'Avignon. Le metteur en scène produit à tout-va ; il sort tout juste d'un travail au New York Theatre Workshop sur le dernier opus de David Bowie écrit avec Enda Walsh, et juste auparavant il avait donné à Paris un superbe Vu du pont d'Arthur Miller après une très décevante Antigone de Sophocle interprétée par Juliette Binoche. Cette fois-ci, pour ne point rompre son rythme et sans doute pour nous faire patienter d'ici Avignon, il vient de présenter à Paris Kings of war, un condensé des trois pièces de Shakespeare, Henri V, Henri VI et Richard III couvrant les années 1413 (date du début du règne d'Henri V) à 1485 de l'histoire de l'Angleterre. Tout en restant dans le grandiose, il a quand même fallu sérieusement taillader (et fortement adapter) dans les textes de Shakespeare ; le spectacle proposé dure encore pas moins de 4 heures trente. À ce stade on se pose bien entendu la question de l'enjeu de la représentation, sinon de sa réelle nécessité. La réponse est simple (les mauvaises langues diront même qu'elle est même carrément schématique à force de simplicité) : rendre compte de l'impitoyable lutte pour le pouvoir que se livrent les grands de ce monde à travers trois figures de roi bien différentes les unes des autres, une lutte pour le pouvoir qui, bien évidemment, ne peut que nous renvoyer à celle des puissants d'aujourd'hui. Aurions-nous un doute sur cette relation, la scénographie signée Jan Versweyveld nous renvoyant au QG, le war room, de Churchill durant la Seconde Guerre mondiale, un lieu accessible qu'après la traversée d'un labyrinthe de couloirs, nous le rappellerait tout autant que les costumes mis à la mode de ce temps, ou quelques autres allusions émises ici et là. C'est donc dans cet environnement qu'Ivo van Hove développe son propos en le martelant avec des images de ce qui se joue sur le plateau filmé en gros plans, le tout encore alourdi par d'autres images-commentaires, comme si le seul jeu théâtral ne suffisait pas à démonstration. Des pièces de Shakespeare, chair enlevée, nous n'avons que le squelette. Ainsi naît un nouveau type de théâtre, celui du feuilleton ou de la série où seule ne compte que la petite histoire et son anecdote. D'ailleurs le spectacle s'ouvre bel et bien, de manière tonitruante, avec le titre du « film » Kings of war projeté en grand sur l'écran placé face au public. Le tout est produit au son d'une musique composée par Éric Sleichim interprétée sur scène, avec contre-ténor, et qui, si elle n'est pas dénuée d'intérêt, finit par lasser et s'assimiler à une sorte de musique de film. Les péripéties de l'histoire sont censées tenir le spectateur en haleine, et Ivo van Hove n'hésite pas à quasiment faire dans la caricature, comme son traitement d'Henri VI saisi dans un entrelacs d'intrigues le montre. Ce n'est pas le talent du comédien qui est en cause. D'ailleurs Eelco Smits comme Ramsey Nasr (Henri V), comme Hans Kesting (Richard III) et tous leurs camarades de plateau sont parfaits, c'est bien la conception de l'ensemble, la vision et donc l'enjeu de la représentation qui est en cause. C'est d'autant plus rageant que tout est, effectivement, parfait et réalisé avec une belle précision. On est cependant, en tout cas, bien loin d'une réelle pensée sur les pièces de Shakespeare et notamment sur son Richard III (c'est après celui d'Ostermeier présenté au festival d'Avignon avec le succès que l'on sait le troisième que l'on nous propose en ce début d'année), bien loin d'une réflexion comme celle jadis de Carmelo Bene qu'analysa Gilles Deleuze dans Un manifeste de moins. Ivo van Hove n'offre pas à son Richard comme le fit Bene, puis Georges Lavaudant il y a une dizaine d'années dans La Rose et la hache, « sa pleine et entière liberté théâtrale en le dispensant de toute servitude dramatique » comme le dit Daniel Loayza qui fut le dramaturge de Lavaudant. De « machines à produire des possibilités théâtrales inouïes, proprement impensables », il n'est bien sûr pas question. Là où Bene puis Lavaudant cherchaient, Ivo Van Hove, lui, dans ce spectacle, fabrique. Par pur manque d'ambition ?

Jean-Pierre Han