Arthur Miller ressuscité par Ivo van Hove

Jean-Pierre Han

24 octobre 2015

in Critiques

Vu du pont d'Arthur Miller. Mise en scène Ivo van Hove. Théâtre de l'Odéon-Ateliers Berthier. Jusqu'au 21 novembre à 20 heures. Tél. : 01 44 85 40 40.

Du dramaturge Arthur Miller, pourtant l'une des grandes figures de la littérature américaine, nous ne connaissons pas grand-chose en France. Quelques titres comme La Mort d'un commis voyageur ou Les Sorcières de Salem. Quelques anecdotes de sa vie intime comme son mariage avec Marilyn Monroe, et pour les plus politisés le fait d'avoir été convoqué devant la commission des activités anti-américaines en plein maccarthysme, puis condamné pour outrage au Congrès… Pour ce qui est de la matière de son œuvre théâtrale, c'est encore moins brillant. La mise en scène du Belge Ivo van Hove de Vu du pont aux ateliers Berthier est donc particulièrement la bienvenue pour mettre nos idées en place concernant la réalité littéraire et dramatique d'Arthur Miller que l'on avait tendance à trouver quelque peu poussiéreuse, dramatique dans le mauvais sens du terme, et trop schématique aussi bien dans son argumentation que dans son développement. Ce sont donc toutes ces idées reçues qui sont balayées par le spectacle proposé par Ivo van Hove. Pour commencer, un meilleur accès au texte nous est donné car le conseiller en dramaturgie du théâtre de l'Odéon, Daniel Loayza, a retraduit la pièce dont la version française datait de 1958, trois ans après la création de l'œuvre à New York, et était signée Marcel Aymé, pas forcément connu pour être en phase avec ce type de pièce… Plus d'un demi-siècle plus tard, Daniel Loayza nous offre une traduction qui a le mérite d'être simple et directe, dans une langue qui est celle de notre temps et qui convient parfaitement au dessein de l'auteur repris et mis en lumière par Ivo van Hove : faire de cette histoire qui se passe dans le milieu italo-américain des dockers d'un quartier pauvre de New York, Red Hook, que domine le pont de Brooklyn, une véritable tragédie qui nous touche d'autant plus fortement aujourd'hui que la question de l'immigration est plus que jamais à l'ordre du jour. Une tragédie avec coryphée et chœur tout à la fois incarné par un seul et même personnage, lui aussi immigré italien, mais désormais intégré à la société américaine jusqu'à être devenu avocat. C'est lui qui commente le déroulement tragique – spirale infernale – de l'histoire du docker Eddie Carbone que tout le monde respecte dans le quartier pour son travail et sa droiture, lui qui a tenu la promesse d'élever la nièce de sa femme, une orpheline qui, au moment où la pièce débute, sort de l'adolescence. La passion du docker pour la toute jeune femme, une passion bien sûr niée, va le conduire au désastre. Deux vagues cousins de sa femme, directement venus d'Italie et accueillis sous son toit clandestinement vont servir, à leur insu, de rouages à la mécanique tragique. Ivo van Hove en plaçant sa représentation de la pièce sous le signe du tragique retrouve l'inspiration profonde de l'auteur. Sa mise en scène est d'une précision chirurgicale : rien d'étonnant à cela, il a repris point par point son travail millimétré réalisé à Londres avec un immense succès, dans la même scénographie de Jan Versweyfeld délimitant de superbe manière l'aire de jeu pour le déroulement de la tragédie, soit une sorte de proscenium longitudinal s'enfonçant dans le public qui l'entoure sur trois côtés. Le rappel de la tragédie grecque est ainsi donné d'emblée. Dans cette boîte noire dont les pans ne s'ouvrent qu'au moment de la représentation il ne restait au metteur en scène qu'à chorégraphier avec précision les évolutions de ses interprètes : c'est fait d'admirable manière. Une véritable cérémonie, mieux un rituel mené par Charles Berling, le docker Eddie Carbone, que l'on n'avait pas vu avec une telle intensité de jeu depuis longtemps, et qui trouve là – force broyée – un rôle à sa juste mesure, avec le reste de la distribution où l'on chercherait en vain la moindre fausse note. Tous sont parfaits : de Frédéric Borie en policier qui n'a que trois répliques à dire et de Pierre Berriau, un autre docker qui n'a pas beaucoup plus de texte, aux deux immigrés italiens, Nicolas Avinée et Laurent Papo, l'un entendant dans la fougue de la jeunesse se fondre dans la société américaine, l'autre un taiseux ne songeant qu'à gagner de l'argent avant de retourner dans son pays où l'attendent femme et enfants. Alain Fromager, de son côté, assume avec une belle subtilité le rôle de l'avocat-choryphée, déambulant autour de l'aire tragique sans trop savoir comment se comporter, ne comprenant que trop bien ce qui est en train de se jouer, lui qui est si proche d'Eddie Carbone. Cette distribution talentueuse, serrée dans son jeu, ne serait cependant pas ce qu'elle est si elle n'était éclairée par la présence de deux femmes : Caroline Proust dans le rôle tout en nuances et d'une douloureuse retenue de la femme d'Eddie Carbone, et la jeune Pauline Cheviller dans le rôle de la toute jeune fille, une véritable révélation dont la seule apparition suffit à installer tous les termes de la tragédie en même temps qu'elle les auréole de sa grâce. La direction d'une telle équipe de comédiens par ailleurs parfaitement homogène et complémentaire est le premier acte d'un travail d'une intelligence et d'une rigueur de tout premier ordre.

Jean-Pierre Han