Un « je me souviens » québécois

Jean-Pierre Han

14 septembre 2015

in Critiques

887 de Robert Lepage. Théâtre de la Ville – Festival d'automne. Jusqu'au 17 septembre à 20 h 30. Tél. : 01 42 74 22 77

Les grandes œuvres ont toujours un caractère d'évidence. À la vue de 887 de Robert Lepage on pourrait aisément penser qu'il s'agit là d'un spectacle simple dans son énoncé comme dans sa réalisation. Il n'en est rien, bien au contraire ; arriver à ce point d'apparente simplicité nécessite un véritable travail d'orfèvre, ce qui, venant de la part de l'artiste québécois n'étonnera personne. Seul sur scène, Robert Lepage passe subrepticement de l'adresse au public (salle éclairée) au récit et au jeu. Ainsi dès l'entame de la représentation le réel vient se lover dans la fiction. Il s'agit pour le protagoniste de remonter le fil du temps et de raconter son histoire intime, celle de son enfance, insérée dans celle de son pays, le Québec. Rien de très original dans ce cheminement, et pourtant, là encore, Robert Lepage va nous prendre à revers.

Le point de départ du spectacle est celui de l'oubli et de l'impossibilité de se souvenir ; acteur, Robert Lepage prétend avoir été invité à dire en public un poème de Michèle Lalonde, Speak White qui fait référence à l'interdiction faite aux esclaves de parler dans une autre langue que celle de leurs maîtres blancs. L'intime se mêle ainsi déjà au politique. Mais les mots (car le sujet est symbolique de l'histoire américaine) résistent ; le comédien ne parvient pas à mémoriser le moindre vers… ne lui reste plus alors qu'à trouver des moyens mnémotechniques pour pallier sa défaillance. De fil en aiguille, dans un savant jeu d'assemblage et de reconstitution, il en vient à ce fameux 887 qui est le numéro de la maison familiale de son enfance. Et nous voilà plongés dans la description minutieuse des habitants de l'immeuble qui apparaît en maquette et dont les fenêtres s'allument au fur et à mesure du récit. De fil en aiguille… le récit s'embarque sur un portrait de famille, qui se focalise très vite sur le père, ce héros taiseux qui, maître nageur, sauva la vie de plusieurs personnes, combattit dans la Royal Navy britannique pendant la guerre, devint chauffeur de taxi pour nourrir sa maisonnée. L'hommage que lui rend Robert Lepage est émouvant ; le taxi miniature qui traverse régulièrement la scène durant tout le spectacle est comme un rappel à ne pas oublier sa figure… Avec une inventivité de tous les instants, le conteur nous mène vers l'évocation du Québec des années 1960, une époque de lutte pour l'indépendance du pays, entre la population francophone et la population anglophone, avec rappel en point d'orgue, évoqué avec humour par une petite figurine dépassant de la poche d'une veste, du fameux discours de de Gaulle prononcé en 1967 : « Vive le Québec libre ! ». Pages d'histoire feuilletées par un enfant, tournées avec retenue et beaucoup d'émotion, dans un dispositif très élaboré encore que relativement discret (il faut pas moins d'une demie douzaine de machinistes, invisibles, pour le faire fonctionner), et dont l'acteur use parfois un peu trop. Mince reproche pour un ensemble d'une belle et émouvante facture.

Jean-Pierre Han