Ostermeier super star

Jean-Pierre Han

1 juillet 2015

in Critiques

Le Mariage de Maria Braun de R.W. Fassbinder. Mise en scène de Thomas Ostermeier. Théâtre de la Ville, jusqu'au 3 juillet. Tél. : 01 42 74 22 77.

Ostermeier backstage avec Gerhard Jörder. Editions de l'Arche. 144 pages, 22 euros.

Le printemps théâtral, pour ne prendre que cette courte période temporelle, est tout entier voué à Thomas Ostermeier. Le petit monde du théâtre, et au-delà maintenant, ne bruit que de son nom. Le théâtre de la Ville à Paris reprend – re-crée comme il est dit très sérieusement – son spectacle présenté l'été dernier au festival d'Avignon et par ailleurs réellement créé en… 2007 au Kammerspiele de Munich, mais il est vrai avec une autre interprète principale, Brigitte Hobmeier en lieu et place d'Ursina Lardi aujourd'hui. Quelques jours auparavant paraissait Ostermeier backstage, un livre d'entretien du metteur en scène avec le critique allemand Gerhard Jörder dans lequel l'encore jeune prodige – il a 47 ans, développe une activité de tous les diables qui le mène aux quatre coins du monde, à la direction de la célèbre Schaubühne de Berlin comme à la présence régulière à la non moins célèbre école (de jeu et de mise en scène) Ernst Busch chez lui, là même où il étudia jadis, etc. – se livre en toute sincérité avec beaucoup de lucidité, d'intelligence politique et un brin de rouerie. Le festival d'Avignon, version Olivier Py, attend cette année son Richard III, alors qu'il avait été le chouchou de l'équipe dirigeante précédente qui en avait même fait son premier artiste associé en 2004… Bref, Ostermeier est devenu incontournable ce qu'attestent les articles qui lui sont consacrés dans la presse en France qui trouvent leur place non plus dans le ghetto des rubriques culture, mais dans celle des affaires générales (voir le dernier article paru dans Le Monde qui se fait l'écho de la Master Class que l'intéressé a tenue au CNSAD devant un public aussi nombreux que réellement attentif pour ne pas dire enthousiaste). Il y a quelques mois d'ailleurs Le Monde diplomatique qui n'est pas connu pour s'intéresser spécialement à la matière théâtrale lui avait même ouvert ses colonnes pour un article cinglant dans la veine des propos qu'il tient dans son livre. Sans minorer l'intérêt et la sagacité de son analyse de sa situation dans le contexte politique et social de l'Allemagne, son pays d'origine, et par-delà dans l'Europe qui lui fait un triomphe, notamment en France, précisons qu'Ostermeier n'a franchement pas de grand concurrent dans le secteur ; il est à peu près le seul à penser avec intelligence son activité artistique ou à simplement décrire sa position d'homme dans le monde libéral qui domine le monde d'aujourd'hui et d'où il est issu, n'hésitant pas à fustiger sa propre génération qui se soustrait à toute responsabilité politique. Lui, qui, « ancien squatter d'extrême-gauche » devenu social-démocrate « soucieux du maintien des structures existantes, défenseur de l'État et des institutions » comme dit Gerhard Jörder voit quand même « poindre de nouvelles potentialités » dans la génération qui suit la sienne, alors que dans sa tranche d'âge il « ne voit personne qui s'engage avec résolution dans une lutte d'émancipation politique. Ma génération est corruptible, chacun n'y fait ses choix qu'en fonction de l'argent, du succès et de la sécurité »... Rien d'étonnant donc si le précieux livre fait un petit peu de bruit dans le landerneau théâtral auprès des dernières personnes qui lisent encore. Paresse aidant il semble plus facile pour les non lecteurs d'aller au spectacle. Ils pourront donc voir ou revoir – je le leur recommande d'ailleurs vivement – Le Mariage de Maria Braun d'après Fassbinder que le théâtre de la Ville programme jusqu'au 3 juillet prochain. Le spectacle trouve, après le plein air du festival d'Avignon, un cadre à sa mesure et s'avère d'une force, moins frontale et plus subtile que dans Un ennemi du peuple d'Ibsen, avant-dernier succès d'Ostermeier en France, et d'une justesse inouïes. Il y a d'abord le « mariage » réussi de Fassinder avec Ostermeier. Les deux hommes, à des époques différentes, une génération les sépare, ont le même regard acéré et sans doute empli de colère retenue sur leur époque et sur leur pays. R.W. Fassbinder était passé directement à la réalisation d'un film sur son sujet sans passer par le biais du théâtre. Thomas Ostermeier, fin connaisseur de cinéma, ramène le film au théâtre. Il le fait avec intelligence sans citation directe, mais en proposant sans cesse des images cadrées, décadrées, avec des acteurs changeant presqu'à vue, de rôles qu'ils soient de sexe féminin ou masculin, avec un art consommé. C'est un véritable régal que ce jeu de signes que réalisent les quatre acteurs qui accompagnent la remarquable Ursina Lardi dans le rôle de Maria Braun. Ostermeier passe ainsi sans changement de décor, ou plutôt avec changements mais avec les seuls éléments (des fauteuils essentiellement) sur le plateau, glissant ainsi, en fondu-enchaîné, d'une séquence à l'autre. Du grand art, dessiné avec précision et talent par Ostermeier et ses grands comédiens dont on se plaît, à chaque production, de souligner l'extraordinaire présence. Ainsi donc se déroule devant nos yeux la résistible ascension d'une femme, Maria Braun, dans l'Allemagne de l'après-guerre, à Berlin-Ouest précisément. Ascension qui accompagne le pays en plein développement (certaines images d'archives nous rappellent, au cas où nous l'aurions oublié, ce qu'il en fut de cette transformation du pays à partir des années cinquante). De l'obligation de se prostituer dans un bar réservé aux Américains à la réussite sociale avec compte en banque bien garni, Maria Braun n'aura eu de cesse de se faire une place, de se faire reconnaître en tant que femme libre, dans un monde à la barbarie nouvelle, celle de l'enfer capitaliste ; mais au bout du chemin, il y aura l'échec auprès du seul homme qu'elle aura aimé, Hermann, son mari épousé à la va vite avant de partir à la guerre, puis emprisonné parce qu'il se sera dénoncé pour un crime commis par Maria… Le constat est sans appel. Voir ce spectacle à la lumière de la lecture faite d'Ostermeier backstage lui confère une coloration encore plus vive ; les propos du metteur en scène, son travail de plateau, sa direction d'acteur prennent alors soudain une dimension inouïe. « La connaissance accroît le plaisir » disait justement Brecht.

Jean-Pierre Han