Le grand jeu de la manipulation

Jean-Pierre Han

29 mai 2015

in Critiques

George Kaplan de Frédéric Sonntag. Théâtre de la Tempête à Paris, jusqu'au 7 juin à 20 heures. Tél. : 01 43 28 36 36.

Alfred Hitchcock, décidément, semble inspirer la gent théâtrale. Un colloque organisé il y a quelques années à Maribor en Slovénie avait pris comme très pertinent exemple le film Fenêtre sur cour du réalisateur britannique pour poser aux intervenants la question de la place et du rôle du critique dramatique dans la chaîne de la production théâtrale. On s'en souvient, un photo-reporter immobilisé à la suite d'un accident passe son temps à observer dans la pénombre la cour de l'immeuble et l'appartement de ses voisins. Jusqu'au jour où son assassin de voisin le remarque, va le voir et le jette par la fenêtre… Belle métaphore de l'activité du critique sur laquelle nous planchâmes vaillamment. Frédéric Sonntag, auteur, metteur en scène et comédien tout à la fois, s'est de son côté saisi d'un autre film, un peu plus connu, du grand Hitchcock, La Mort aux trousses, dans lequel la CIA invente de toutes pièces un personnage, un certain George Kaplan qui n'est donc qu'un leurre pour piéger des malfrats. Jusqu'à ce que ceux-ci pensent enfin l'avoir démasqué dans la personne d'un brave et séduisant publicitaire (Cary Grant)… George Kaplan c'est l'homme qui n'existait pas ou qui n'a jamais existé (titres à la fois de plusieurs livres et d'un film d'un autre réalisateur britannique, Ronald Neame). Dans la variation que propose Frédéric Sonntag, ce n'est plus le slogan « nous sommes tous Charlie », mais « nous sommes tous George Kaplan » qui prévaut ! Ce qui, d'une certaine manière, revient à dire que nous ne sommes rien ou… personne. Voilà qui était du pain béni pour Frédéric Sonntag qui, malgré son jeune âge, il n'a pas encore quarante ans, est à la tête de plus d'une dizaine de pièces dans lesquelles tous les thèmes de sa dernière création apparaissent déjà en filigrane, notamment celui de la perte d'identité (Toby ou le saut du chien), ou ceux de la… disparition et de l'intrusion (Disparue(e)(s) en 2003 puis Intrusion en 2004 !). Frédéric Sonntag aime à l'évidence à naviguer dans les eaux troubles de la réalité et de la fiction qui, dans une sorte de mise en abyme, sont dans George Kaplan à la fois objet et sujet de la pièce. Soit cette fois-ci trois séquences entrecoupées à chaque fois d'un petit film vidéo qui permet de retourner comme un gant, avec humour et ironie, le sujet qui vient d'être traité, sujet qui est lui-même empreint d'humour ; trois séquences qui tournent autour du thème de l'identité fictive, de l'interprénétration du réel et de la fiction, dans des fables très simples. D'un groupe d'activistes – on pourrait penser à ceux de Tarnac, pour autant qu'il s'agisse bien d'activistes, toujours poursuivis dans la « réalité » avec un acharnement qui tourne à la caricature ubuesque – dont tous les membres se font appeler George Kaplan, à quelques membres d'un gouvernement réfléchissant à la meilleure manière de lutter contre un danger terroriste menaçant le pays, en passant par les discussions entre des scénaristes à la recherche d'un concept pour réaliser une série télé, on retrouve le fameux George Kaplan accommodé à toutes les sauces au point de devenir dérisoire. Trois mini fables que Frédéric Sonntag organise autour d'une même table et avec les mêmes cinq protagonistes, tous formidables, Alexandre Cardin, Florent Guyot, Lisa Sans, Jérémie Sonntag, Fleur Sulmont, dans une « parlerie » sans fin visant, dans le même élan, à démonter tous les discours et l'idéologie qu'ils véhiculent dans un jeu de savante manipulation… Bref Férédric Sonntag entend ne pas s'en laisser conter ; il nous en conte donc à son tour avec beaucoup d'habileté. Sa petite trilogie est bien agencée, et sur le plateau il fait à juste titre entière confiance à son quintette qui s'en donne à cœur joie et emporte donc le morceau. Du coup, c'est nous autres spectateurs qui sommes manipulés, mais avec notre plus grand consentement.

Jean-Pierre Han