L'ombre d'Elvis ou l'enfance d'un roi

Jean-Pierre Han

10 mai 2015

in Critiques

Elvis (polyptyque) d'Emmanuel Darley, mise en scène de l'auteur et de Gilone Brun. Du 19 au 22 mai au CDN de Nancy, la Manufacture. Renseignements : tél. 06 62 56 75 16.

S'il peut paraître étrange, le titre du spectacle, Elvis (polyptyque), signé conjointement par Emmanuel Darley et Gilone Brun n'en est pas moins d'une grande justesse. D'Elvis (Presley), il est bien évidemment question, mais dans un polyptyque, c'est-à-dire dans une succession de tableaux ou de séquences autour de sa personne, dans un mouvement entre ballade et hagiographie. Nul ne songera à s'étonner de l'emploi de ce terme de polyptyque si on veut bien considérer que Gilone Brun élève ici comme dans ses autres travaux la scénographie qui inclut la gestion de l'espace à un niveau où l'on n'a pas coutume de la voir évoluer, en référence constante à l'art pictural et à sa composition. En noir et blanc, elle ouvre le plateau au maximum vers le public, tentant même des prolongements dans la salle, alors qu'au centre et en arrière-fond elle construit une sorte de castelet, les comédiens évoluant le plus souvent à l'avant-scène, face au public. Ce faisant elle rend parfaitement justice au texte d'Emmanuel Darley découpé en séquences plus ou moins brèves, surtout écrit dans une langue syncopée bien particulière, qui lui est particulière, à savoir décalée par rapport à tout réalisme de bon ou de mauvais aloi. Au vrai ce n'est pas tant la seule figure d'Elvis Presley qui est décrite ici que tout un milieu, celui de l'Amérique de Memphis et du Mississippi des années 1950, cette Amérique qu'évoquent par ailleurs Faulkner ou Tennessee Williams, et où vivent Vernon et Gladys Presley, les parents du futur « King » auxquels il est irrémédiablement attaché. Une bonne partie de la pièce se noue autour de la relation entre la mère et le fils dont le seul et très sage rêve était de devenir camionneur… Que l'on ne cherche pas dans ce spectacle paillettes et chansons comme on pourrait s'y attendre à l'énoncé du sujet. S'il y a bien quelques paillettes, elles sont le fait d'une fée descendue sur terre annoncer l'avènement futur du King. S'il y a des chansons, elles sont lointaines, presque murmurées dans une sorte de mélopée par les chanteurs noirs qui vivent près du fleuve et que le jeune Jesse Garon Presley s'empresse d'aller voir… Ce n'est pas un Elvis sous la lumière des projecteurs qu'Emmanuel Darley et Gilone Brun qui cosignent la mise en scène nous donnent à voir, mais un Elvis plus secret, côté ombre. D'ailleurs le spectacle se déroule sur un rythme volontairement lent, comme s'il s'agissait d'une vie rêvée, ouatée. Tout d'ailleurs contribue à créer cette sensation : l'espace sonore que l'on doit à Manu Deligne, la lumière signée José Victorien… Il n'est pas jusqu'à la vidéo qui pour une fois ne se contente pas d'être bêtement illustrative comme c'est trop souvent le cas, mais qui, au contraire, utilise l'écran blanc comme d'une toile sur laquelle apparaîtraient et disparaîtraient fugacement des taches noires, qui ne contribue à créer cette délicate atmosphère. Que Muriel Habrard en soit remerciée. Dans le même registre qui n'empêche ni l'humour ni même parfois la caricature, les comédiens, bien dirigés et bien mis en condition, sont parfaitement à leur aise. Les deux femmes, Émeline Bayard et Heidi Becker-Babel s'amusent follement et sont irrésistibles. Quant à Yan Tassin que soutiennent Vincent Leenhardt et Dominique Parent il s'en tire à merveille dans l'impossible rôle du King, en restant le toujours juvénile Elvis. Car c'est bien de son enfance dont il est essentiellement question, et c'est bien son enfance qui, ici, nous intéresse.



Jean-Pierre Han