L'Impossible quête du bonheur

Jean-Pierre Han

4 avril 2015

in Critiques

Hinkemann d'Ernst Toller. Mise en scène de Christine Letailleur. Théâtre national de la Colline. Jusqu'au 19 avril. Tél. : 01 44 62 52 52.

10-06Hn027.jpg Ernst Toller fait partie de cette génération d'auteurs de langue allemande qui, dans les dernières années du XIXe siècle et les premières décennies du XXe siècle, bouleversèrent sous la bannière de l'expressionnisme le paysage artistique et théâtral de leur époque. Reste qu'en France on persiste à les ignorer et on peut compter sur les doigts de la main les représentations de dramaturges qui ont pour nom August Stramm, Hans Henny Jahnn, Georg Kaiser. Tout au plus, concernant Ernst Toller, en a-t-on une vague idée grâce à Patrice Chéreau qui mit en scène en 1970 une pièce de Tankred Dorst consacrée à sa vie et tout simplement intitulée Toller. Tout au plus se rappellera-t-on le travail de Christophe Perton, en 2007, sur la pièce maîtresse de l'auteur, Hop là ! nous vivons. Pas vraiment de quoi nous rendre familier de son œuvre. Et pourtant la représentation de Hinkemann assumée par Christine Letailleur à qui nous devons également d'intéressantes réalisations sur des œuvres de Stramm et de Jahnn – on ne pourra pas lui faire le reproche de manquer de suite dans les idées ! – mérite attention et respect. Écrite entre 1921 et 1922, au moment où Brecht, de cinq ans le cadet de Toller, sortait ses premières pièces, Tambours dans la nuit et Dans la jungle des villes, Hinkemann est une pièce dont les écrous sont serrés au plus juste, et Christine Letailleur dans son adaptation et dans sa mise en scène en souligne encore davantage le trait. Toller a composé son œuvre, et quelques autres, en prison où il purgeait une peine de cinq ans pour avoir participé à la Révolution de novembre 1918, et à la République des conseils de Bavière, refusant lors de son incarcération de saisir l'opportunité d'une évasion avant d'avoir terminé l'écriture du troisième acte de la pièce ! Étonnant et passionnant parcours que celui de cet auteur, patriote engagé volontaire dans l'armée pour aller combattre sur le front de l'ouest en 1914, mais que la guerre et ses atrocités vont transformer en pacifiste convaincu, ardent militant socialiste et antifasciste de tous les instants. Il court de meeting en meeting, participe à plusieurs congrès où il côtoie Nehrou, Gandhi… et continue à écrire. Ses livres, lors de l'autodafé nazi de 1933, sont bien évidemment parmi les premiers à être brûlés. C'est à ce moment qu'il entreprend (« écrit le jour où on brûla mes livres » dit-il) la rédaction de son autobiographie, Une jeunesse allemande. Toller quitte l'Allemagne et voyage tout en continuant à militer. Il tente de venir en aide à la population civile en Espagne en fondant une association… Il se pend dans une chambre d'hôtel à New York en mai 1939 alors qu'Hitler et Franco triomphent. Hinkemann date du début des années vingt et l'on retrouve dans la pièce maints échos de ce qu'a été la vie de l'auteur jusqu'alors, maintes réflexions concernant la misère du prolétariat, de cette classe défavorisée en quête de bonheur, et pourtant déjà déçue. À l'un des protagonistes (un ouvrier) qui affirme que « cette guerre a ébranlé les fondements. Déjà ça grince et craque de partout, on voit les murs se fissurer, déjà ceux que leur conscience ne laisse pas dormir ont les genoux qui tremblent, déjà on les entend claquer des dents, le visage blême. La lumière va se faire, camarades ! », l'un de ses interlocuteurs répond : « Ta lumière, ce sont des feux follets devant les portes de la forteresse céleste. Tu sembles croire que tout ouvrier est un militant du parti. Il y a beaucoup d'ouvriers qui cherchent leur idéal tout à fait ailleurs. C'est ce que vous oubliez toujours »… Quant à Hinkemann, présent lors de cette discussion dans une auberge, il affirme : « Tu parles du bonheur, camarade Unbeschwert. Je me suis longtemps demandé ce que c'est au fond le bonheur »… Le bonheur, justement, c'est ce que Hinkemann, réchappé de la guerre, mais émasculé, ne pourra plus jamais songer à atteindre. Sa femme va le tromper avec son meilleur ami, lui-même est plongé dans une nuit noire comme le chardonneret à qui sa belle-mère a crevé les yeux afin qu'il chante mieux (la pièce commence par cette évocation), un acte qu'il ne peut supporter depuis qu'il est infirme. Et pourtant, pour subvenir aux besoins de son couple, et pouvoir offrir quelque chose à Noël pour sa femme, Grete, il va finir par se louer à un forain, son numéro consistant à déchiqueter avec les dents des souris et des rats vivants pour leur sucer le sang ! Situation atroce au milieu des flonflons de la fête (on songe bien sûr à cet autre grand auteur de langue germanique, Horvath) que va découvrir le couple adultérin et dont le seul reproche que formulera Hinkemann lorsqu'il découvrira la vérité est d'avoir ri. C'est le rire, et non pas l'adultère, qui est insupportable à Hinkemann… Ces quelques séquences sont saisies dans le développement inéluctable d'une fable aux allures de tragédie, un cauchemar qui se déroule dans l'espace clos d'une boîte sombre conçue par Emmanuel Clolus et savamment plongée dans l'obscurité par Stéphane Colin et où les ombres se superposent aux ombres. Nous sommes à mille lieues de tout réalisme, dans un véritable espace mental dans lequel les personnages, en tête desquels Stanislas Nordey, un être sans père et sans corps, détaille à son habitude et à sa manière incomparable chaque syllabe de la langue cinglante de Toller, traduite ici par Huguette et René Radrizzani, pour l'amener jusqu'au chant. Dans son sillage, tous excellemment dirigés par Christine Letailleur, Charline Grand (Grete), Richard Sammut (l'amant), Christian Esnay (le forain), Michel Demierre, Manuel Garcie-Killan et Jonathan Genet, se hissent à son niveau de noire intensité poétique.

Jean-Pierre Han

Le texte de la pièce est publié à l'Avant-Scène théâtre, n° 1371-1372. Novembre 2014. 14 euros.
Copyright photographique : Elisabeth Carecchio