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Jean-Pierre Han

1 octobre 2014

in Critiques

Le Vide – essai de cirque. Spectacle écrit par Fragan Gehlker, Alexis Auffray et Maroussia Diaz Verbèke. Du 23 septembre au 11 octobre 2014, le Monfort Théâtre, 106 rue Brancion, 75015 Paris, 01 56 08 33 88, www.lemonfort.fr Du 17 au 19 octobre, Festival CIRCA, Auch. Du 26 au 28 mars 2015, Cirque Théâtre d'Elbeuf.

Un homme qui grimpe à une corde, tombe, et recommence. Le Vide – essai de cirque, pourrait se résumer aussi simplement que ça. Pour autant, ce spectacle est à la fois « ça » et « bien plus que ça ». Et tout comme l'équipe artistique choisit de se saisir intégralement du lieu de représentation – en l'occurrence le Monfort – et de le réaménager en piste circulaire sans le dénaturer, le spectacle balance en permanence entre retenue et démesure. Ainsi, plutôt que d'emprunter le chemin conventionnel, c'est par les coulisses et l'arrière-scène que le public atteint les gradins. Parcours inhabituel, ponctué de panneaux dont les indications vont du trait d'humour – style « on a (un peu) déménagé le théâtre » – aux informations sur le spectacle à venir. Lorsque les spectateurs sont installés, tous savent donc peu ou prou que Le Vide s'inspire de l'histoire d'un « type condamné à rouler un rocher en haut d'une montagne », et à recommencer sans cesse cette action. C'est peu dire qu'avoir le mythe de Sisyphe en tête influe sur la réception du spectacle à venir. Car durant un peu moins d'une heure, c'est à ce geste acharné, répétitif et inlassable que se livre Fragan Gehlker. Accompagné par Alexis Auffray à la création musicale et sonore, le circassien s'échine sur une poignée de cordes lisses, tentant encore et encore d'atteindre les cimes de la salle. Tel Sisyphe il grimpe, tombe, regrimpe, retombe à cause d'une corde cassée ou mal fixée. Avec retenue dans son désintérêt le plus total du public et sa ferme ignorance du spectaculaire des hauteurs où il se dresse. Avec démesure par son opiniâtreté et les chemins de traverse qu'il va progressivement prendre. Car bientôt ce ne sont plus seulement les cordes, mais le toit extérieur et intérieur du Monfort, les perches où se fixent les lumières ou encore les passerelles qu'il arpente. Là où Sisyphe, parangon du héros absurde théorisé par Albert Camus, se colletait toujours au même chemin avec le même caillou, le Sisyphe version Fragan Gehlker trouve toujours de nouvelles routes à explorer, de nouveaux défis à relever. Dans cet éloge de la fuite aussi modeste formellement que cohérent par son propos se dessine le parcours d'un homme confronté autant à l'absurdité de son existence qu'au plaisir et à l'intérêt qu'il éprouve à la vivre – et à l'inventer. S'y retrouve aussi des influences : lointaines, comme celle du metteur en scène hongrois Arpad Schilling (cité en « regardeur ») dont l'Éloge de l'Escapologiste, créé en 2008, était traversé d'une même nécessité furieuse d'atteindre l'impossible. Plus proches, telle celle d'Ivan Mosjoukine, compagnie à l'humour absurde et syncopé et dont l'une des ex-membres, Maroussia Diaz Verbrèke, co-signe Le Vide. Si l'articulation de la création sonore et musicale aux pérégrinations aériennes convainc moins, car trop juxtaposée, l'ensemble de cet essai de cirque énonce avec justesse la condition de Sisyphe. Une position paradoxale, contenue dans l'ultime phrase donnée au public et empruntée au philosophe japonais Kuki Shuzo « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Et nous avec.

Caroline Châtelet